Que pensez-vous du rapport de nos espions ? Etrange, n'est-ce pas ?
- Oui, je l'ai lu tout à l'heure : on croirait une histoire de panda ivre ! Je ne comprends pas comment cela a pu se passer. J'espère que nos deux survivants pourront nous éclairer...
- Je n'en suis pas sûre, ils sont inconscients depuis trois jours maintenant... leur état est préoccupant.
- Ce qui est encore plus préoccupant, c'est comment nous allons justifier tout cela auprès de la population brâkmarienne. Nous avons perdu des éléments précieux lors de ce regrettable affrontement.
- J'avoue que j'aimerais comprendre... Nous nous sommes fait totalement berner ! Enfin... ce qui me réjouit, c'est que mon frère doit être tout aussi surpris que nous de cette fin si...
- Je crois qu'il bouge !
- Ah enfin... »
Chazuro arrivait enfin à réaliser où il se trouvait : cette grande salle...c'était l'infirmerie de Brâkmar ! La seule pièce de la ville munie de grandes fenêtres permettant à la lumière de rentrer. Le fracas des armes...As' , où est As' ?? Sénécia... pourquoi était-elle là... ah ma tête !! mais pourquoi je suis encore vivant... Les idées fusaient dans son esprit mais il n'arrivait pas à se concentrer, la douleur était trop forte.
Enfin, il aperçut au pied du lit, sur lequel il était allongé, deux personnes bien connues de Brâkmar et même du monde des douze. Oto Mustam et Emma Sacre !
Oto Mustam, chef de la milice de Brâkmar, était le formateur de tous les démons novices. C'est à lui que Chaz' avait apporté les premières dagues de boisailles qui avaient fait du jeune Sacri un Brâk'. Ce dernier s'en souvenait comme si c'était hier... En effet, difficile d'oublier ses yeux couleur sang qui, s'ils avaient été des éclairs, vous aurez foudroyé sur place. C'était quelqu'un d'imposant. Non pas qu'il était particulièrement grand ou charpenté, mais il dégageait quelque chose, une sorte d'aura qui lui donnait de l'autorité et forçait le respect chez ses congénères. Il s'était illustré de nombreuses fois dans des combats d'une rudesse implacable et en était toujours ressorti vainqueur, la lame de son épée plus rouge encore que son armure, tant elle avait fait coulé le sang de ses ennemis.
Emma Sacre, quant à elle, était une grande Iop facilement reconnaissable à son chapeau de Crocodaille Dandi. Nés dans une des plus riches et puissantes familles du monde des douze, son frère Thomas et elle avaient décidé de relancer la guerre entre Bonta et Brâkmar. En effet, les jumeaux prisaient une forme sauvage de combats, préférant les traques, l'espionnage, les sabotages et embuscades sanglantes en tout genre, avec récompenses à la clé, qui caractérisaient les guérillas plutôt qu'une grande guerre en bonne et due forme et rangs organisés. Ayant chacun choisi un camp, Brâkmar pour elle, Bonta pour lui, ce qui n'était au départ qu'un jeu pour eux s'était transformé, au fil des victoires et des défaites, en une véritable haine de l'autre, une soif de carnage qui ne semblait pouvoir être étanchée. Emma se distinguait par sa grande maîtrise au combat et ses remarquables capacités de décision pour lesquelles elle était reconnue dans tout Brâkmar. Mais malgré tout, Chazuro n'avait jamais réellement admiré ses états de fait. Pour lui, être démon était une vocation, un honneur. Certains mouraient pour défendre leur peuple, c'était loin d'être un divertissement où l'on comptait les points...
« Ah enfin, jeune homme, vous ouvrez un œil ! Je pensais les sacrieurs beaucoup plus résistants, ironisa Emma. Vous pouvez parler ?
- Difficilement... souffla Chazuro.
- Ça suffira dans un premier temps. Alors que s'est-il passé au village brigandin ? Racontez-nous votre version. Vous comprendrez que celle de nos espions ne nous suffit pas dans pareille situation. »
Le Sacrieur essaya de faire un rapport cohérent à ses supérieurs, il parla de l'attente, de l'arrivée du bataillon, du piège tendu par Bonta, de la mort du soignant de la troupe Acinra et de l'immense trou noir dans lequel sa mémoire semblait s'être échappée. Oto et Emma approuvaient, opinaient du chef, parlaient entre eux et à la fin du récit, un silence pesant s'insinua. Le chef de la milice de ses yeux rouges semblait scruter le survivant pour trouver une faille ou un mensonge. Chazuro comprit que quelque chose clochait : il était en vie et ce n'était pas dans les habitudes des Bontariens de laisser des survivants après avoir gagné une bataille. Que s'était-il donc passé ? Emma rompit enfin le silence.
« Tu me sembles honnête, ce qui est même inquiétant pour un Brâkmarien...Je vais donc compléter ton histoire. Nous avons reçu hier, au crépuscule, un rapport par corbac de nos espions infiltrés à Bonta. Il règne là-bas une certaine agitation depuis l'escarmouche du village brigandin. Des guerriers sont revenus du lieu de la bataille et, au lieu de crier victoire comme à leur habitude, ils avaient l'air effrayés et abattus. Il se raconte partout qu'au moment d'achever un grand Iop, chef de troupe, et un Sacrieur, une meute de loup a surgi de nulle part et les a mis en déroute... »
Chazuro n'eût aucune difficulté à dissimuler son étonnement, tellement son visage était crispé par la douleur. Encore ces loups... étrange d'en croiser autant en si peu de temps, surtout s'ils me sauvent la vie... j'en parle à Emma ou je le garde pour moi ?? Difficile de choisir... j'en parlerai à Astrae, apparemment il est vivant... c'est une bonne nouvelle !
Emma continuait son récit.
« ... Tout cela nous paraît étrange. Vous êtes tombés dans un piège dont nous n'avons pas eu vent. Ça signifie que les espions de Bonta sont bien mieux introduits qu'on ne l'imaginait. Et cette histoire de loups rajoute beaucoup de mystère à cette affaire... Votre compagnon Iop, quant à lui, ne va pas beaucoup mieux que vous, mais il s'en sortira. Reposez-vous et essayez de vous rappeler d'un maximum de détail. »
Oto et Emma se retirèrent et laissèrent Chazuro qui, perdu dans ses pensées, ne tarda pas à plonger dans un profond sommeil.
Trois jours après, le Sacrieur allait beaucoup mieux. Ses blessures avaient entamé leur résorption et il commençait à marcher doucement dans l'infirmerie.
« Attention Mr Chazuro ! Ne vous éloignez pas trop...Vous savez que vous devez éviter de vous fatiguer !
-Promis ! » répondit-il en esquissant un léger sourire que la douleur transforma rapidement en grimace. Nosire était son infirmière préférée.... Il fallait bien un point positif à être coincé dans cet endroit sans pouvoir bouger ! Il avait d'ailleurs depuis compris la présence des fenêtres : pouvoir apercevoir l'extérieur aidait à supporter l'enfermement ou bien donnait envie de se jeter à travers pour fuir....c'était selon l'humeur !
Différents rideaux étaient suspendus à travers l'immense salle pour délimiter les différentes zones de l'infirmerie et donner un peu d'intimité aux malades. Après avoir traversé ce qui ressemblait à un petit salon où les moins mal en point pouvaient se retrouver pour discuter et passer le temps, il arriva dans une zone moins animée, où les lits s'alignaient de part et d'autre de l'entrée : la section des blessés graves qui n'avaient pas encore récupéré. Quelques jours auparavant, il y avait retrouvé Astrae, qui, lui, restait encore au lit. Son combat contre le crâ et un sadida avait laissé des traces et une poupée du grand poilu lui avait gravement endommagé la jambe. Jusque-là, ils avaient parlé de choses et d'autres, évitant soigneusement le sujet du village brigandin. Mais Chazuro finit par lancer le sujet.
« Emma et Oto m'ont interrogé sur le guet-apens du village brigandin. Ils sont inquiets et pensent que des espions sont infiltrés dans le haut commandement de notre cité.
- Je n'ai eu aucune visite pour le moment. On a été pris au piège, c'est tout, y'a rien à dire de plus. »
Le Sacri prit alors le temps de lui rapporter sa conversation avec Emma, mentionnant son air suffisant qui l'agaçait, et insista sur le sauvetage par les loups.
« Des loups ? Encore ? » Astrae lut tout de suite dans le regard de son compagnon. « Ah non ! Ne me ressors pas ta théorie du loup blanc protecteur, c'est totalement absurde. Un loup est un prédateur : il ne protège pas, il chasse. Je reconnais que celui de l'autre jour était étrange. Je ne comprends toujours pas comment nous avons pu le perdre ni même ce qu'il faisait là. D'habitude, ils n'approchent pas d'aussi près. Mais à part ça...
- Mais tu oublies celui qui nous suivait un peu avant qu'on se fasse ratatiner .... »
Astrae tiqua en entendant ce mot. Cet affrontement lui avait peut-être laissé plus de séquelles qu'il ne le pensait...
« Si des loups sont intervenus et ont repoussé les Bontariens, nous épargnant la vie par la même occasion, ça n'est pas une coïncidence ! Je pense qu'ils ont été avertis par celui qui nous suivait...ou bien ils nous suivaient tous, j'en sais rien ! Mais c'est sûr que quelque chose s'est tramé dans l'ombre à notre insu et... ça nous a sauvés... »
Le Iop connaissait bien cette lueur dans le regard de Chaz'.
« Tu penses vraiment ce que tu dis alors ?
- Oui, répondit le Sacri d'un ton ferme et résolu.
- Et tu penses que c'est lié à ce qu'il s'est passé l'autre fois dans la Tour ?
- Oui et aussi au texte qu'on a trouvé gravé dans la cellule, sur les Frozen Tears. »
Astrae se tut une seconde. Il avait confiance en son ami : s'il était convaincu comme ça de ce qu'il disait, c'est qu'il y avait sûrement du vrai dans tout ça... enfin du moins dans son raisonnement !
« Dans ce cas, il va falloir enquêter et tirer ça au clair. On va tirer parti de la situation, qu'on se soit pas fait estropier pour des clous ! dit-il en lançant un regard complice à Chaz'.
- Ah ! Là je te retrouve, mon Iop ! J'avoue que je me posais des questions depuis quelques temps mais là, tu me donnes envie de partir à l'aventure tout de suite ! »
Astrae esquissa un sourire un peu crispé... Son entrée dans l'ordre des guerriers et celle simultanée de Chazuro dans l'ordre des espions les avaient effectivement éloignés. Mais cette amitié teintée de complicité lui manquait. Peut-être que cette intrigue leur permettrait de renouer ces liens.
Les semaines passant, Astrae et Chazuro se rétablissaient, et même s'ils étaient encore cantonnés à la milice, ils échafaudaient leurs plans et surtout sentaient l'agitation qui régnait à Brâkmar. Il y avait eu de nouvelles escarmouches violentes et Bonta en était toujours sortie vainqueur.
Ce soir-là, les deux compagnons étaient allés se coucher, bon gré mal gré, interrompus dans leurs complots par l'infirmière refusant de transiger sur le couvre-feu.
« Bon on finira de réfléchir à tout ça demain alors...
-Oui, oui bien sûr ! Demain..., répondit Chaz' en insistant bien sur ce dernier mot d'un air amusé. On se retrouve dans une heure au petit salon, ok ? », chuchota-t-il discrètement à Astrae. Ce dernier acquiesça d'un clin d'oeil et ils se séparèrent.
Quarante minutes plus tard, le Sacrieur tournait et retournait dans sa tête l'ensemble des événements de ces dernières semaines. Qui aurait cru ? Oh remarque, ça serait pas la première fois que je me retrouverais dans une situation abracadabrante... On est démon ou on l'est pas !...Sauf que là, ça surpasse tout ce que j'ai vu jusqu'à présent...
Soudain un énorme grondement le tira de ses pensées, faisant tout vibrer dans la pièce. Un deuxième...puis un troisième...Les malades commençaient à se réveiller et les soignants à affluer pour vérifier que tout le monde allait bien et gardait son calme. Chazuro aperçut Astrae qui arrivait. Leurs regards se croisèrent l'espace d'une seconde et ils se dirigèrent tous deux vers l'une des fenêtres, rapidement rejoints par d'autres. Le ciel était bardé d'éclairs, d'étincelles qui jaillissaient au loin, bien au-delà des landes.
« A ton avis ? demanda le grand Iop.
-Ça m'a l'air d'être pas loin de la côte...
-Les Dopeuls, tu crois ?
-Hmm oui peut-être... répondit Chaz', le visage assombri.
-Mais le territoire des Dopeuls est à plusieurs centaines de kilomètres d'ici ! s'exclama l'un des malades qui les avait entendus.
-Oui et c'est bien ce qui me préoccupe...répliqua le Sacrieur. L'affrontement doit être au-delà de l'imaginable pour que cela résonne jusqu'ici... ». Le silence se fit dans la pièce. On entendait plus que le grondement menaçant au loin qui annonçait à lui seul de terribles nouvelles à venir...
« Etrange ambiance » Chazuro et Astrae était attablés dans la cantine de la milice, une bonne odeur de wabbit grillé emplissait l'air. Les nouvelles de la veille étaient effectivement plus que mauvaises. Selon le rapport dont deux soldats leur avaient fait part, Bonta avait encore eu le dessus. Il y avait eu des pertes considérables dans les deux camps mais selon leurs dires, ce qui avait fait irrémédiablement basculé l'affrontement du côté bontarien, avait été l'intervention particulièrement virulente d'une Pandalette qui s'en était pris directement au commandant des troupes. Et sans commandant...le sort de la bataille en était alors pratiquement scellé... Bonta dominait à présent les territoires Dopeuls...
« Il faudrait tous les enfermer et les torturer ! On leur arracherait les tripes jusqu'au dernier, à ces maudits Bontariens ! s'emporta l'un des deux soldats.
- Ouais !!! approuva son comparse en criant à travers la pièce, bientôt suivi par d'autres, hurlant en coeur.
- La tension monte, dit Astrae à Chaz' en s'éloignant un peu des deux déchaînés.
- Demain, on aura enfin le droit de se promener dans la ville. Ça fera du bien, j'ai les jambes qui me démangent !
- Et surtout hors de la ville ! Vu l'état actuel des choses, il ne faut pas traîner. Je veux retourner voir la cellule à Gisgoul, essayer de comprendre un peu mieux l'histoire qui y était gravée.
- Nous avons tellement de choses à comprendre... Ce qui me perturbe énormément, c'est la présence de Sénécia au village brigandin... et maintenant aux Dopeuls !...
- Ah Sénécia... c'est vrai que cette mercenaire se retrouve toujours sur notre chemin, mais la voir du côté bontarien est surprenant, en effet. »
Sénécia était une Pandalette qui avait souvent posé problème à nos deux amis. Faisant partie du clan des Mercenaires, elle offrait ses services à celui qui payait le plus. Ils l'avaient donc croisée régulièrement lors de missions à Amakna ou dans les tavernes. Suivant les situations, elle était tantôt amicale, tantôt hostile, mais leurs rencontres se finissaient toujours par une bagarre de comptoir ou bien un défi. Ce qui surprenait tant Astrae, c'est qu'elle avait toujours laissé transparaître une aversion pour la chaste Bonta tandis qu'une préférence pour la vile Brâkmar se faisait sentir. Et la retrouver si ouvertement dans le camp bontarien n'augurait rien de bon pour leurs prochaines rencontres...
Le lendemain, sortant enfin en ville, nos deux amis commencèrent leurs préparatifs. L'expédition dans la tour se ferait de nuit car ils ne voulaient pas se faire remarquer et surtout devoir rendre des comptes à Emma Sacre. Le soir-même, deux de leurs amis étaient de garde : Gibs, aux portes de la ville, et Jaken, à la tour de Gisgoul. Il fallait donc profiter de cette occasion pour se faufiler hors de la ville jusqu'aux oubliettes de la Tour. Pour le moment, Chazuro et Astrae devaient aller récupérer leurs armes à la forge. Ils se dirigèrent donc dans cette direction.
Sur le chemin, ils croisèrent peu de monde mais leur lieu de destination était quant à lui fourmillant d'activités. La forge de Brâkmar, véritable cœur de la ville, était scindée en deux parties : l'une pour le touriste, le simple badaud, propre et soignée, incitant à acheter, l'autre destinée uniquement aux Brâkmariens, aux démons. Chazuro activa le levier pour accéder à ce lieu réservé et Astrae le suivit pour descendre au sous-sol par un escalier dérobé que la gigantesque armoire avait découvert. Le bruit assourdissant des marteaux tapant l'enclume et l'odeur du fer chaud s'amplifiaient au fur et à mesure de leur descente. La véritable forge de Brâkmar était au cœur du monde souterrain, au plus près de la lave en fusion et du sanctuaire du grand Rushu. Chazuro aimait cette ambiance particulièrement étouffante lui rappelant la furie des combats. La chaleur ne le gênait pas, au contraire ! La sueur luisante sur son torse nu faisait saillir ses muscles et ses cicatrices. Astrae, lui, n'était pas à l'aise... Il avait chaud et son habit de Iop le collait de partout. Un forgeron vint à leur rencontre et s'adressa à Chazuro.
« Alors mes mignons, que puis-je faire pour vous aider ? rugit-il pour couvrir le bruit.
- Nous venons chercher nos armes, elles ont été déposées ici par Oto Mustam. Il s'agit....
- PAUSE GENERALE ! hurla le maître forgeron. Nous avons parmi nous les Survivants ! »
Le silence se fit, seul le grondement de la terre persistait. Chazuro et Astrae se regardèrent, ils ne savaient quoi penser. Les Survivants ? leur histoire était-elle si connue ? et si oui, jusqu'à quel point ?
« Allons, braves guerriers, racontez-nous votre victoire sur les troupes bontariennes et surtout comment vous avez réussi à dompter une meute de Croc-Glands pour vous aider dans vos batailles. Emma nous a dit que vous étiez des héros de guerre. »
Nos deux amis étaient sous le choc. Chazuro sentit la colère monter en lui. Emma se servait d'eux pour calmer la ville, éviter les déserteurs et motiver les troupes. Pour l'ensemble de la milice, ils étaient les héros, la solution à la guerre, eux et une armée de Croc-Glands. Voila pourquoi on avait fait durer leur convalescence un maximum ! Pour que le bruit court, que la rumeur se répande jusqu'à Bonta via les espions, faire changer la peur de camp ! Chazuro savait la fille Sacre retorse mais se faire manipuler à ce point, ç'en était trop ! Il fît demi-tour et partit en courant en direction de la milice. Il voulait une explication !
Astrae se retrouva démuni face aux forgerons. Il balbutia des excuses et des remerciements, récupéra les épées qu'un commis avait apportées et s'enfila à la suite de son ami. Il le rattrapa en pleine rue juste devant la milice.
« Où tu cours comme ça ?
- Je vais régler mes comptes avec cette peste d'Emma.
- Arrête, c'est idiot ! répliqua Astrae en le tirant par le bras. Tu vas faire quoi ? Lui parler ? La frapper ? Pour t'avoir mué en héros ?
- Oui ! Elle nous manipule et j'aime pas ça ! Son simulacre de guerre aura bientôt fait plus de dégâts que les grandes guerres de nos ancêtres.
- Et alors ? On a décidé d'enquêter sur le loup, non ? Alors profitons de notre « notoriété » pour faire parler les gens et visiter divers endroits.
- Oui, tu as peut-être raison...
- Et si on doit partir loin de Brâkmar, dans Amakna ou même Astrub, pour trouver l'origine de ce loup, je suis sûr que cette Emma que tu détestes tant sera très heureuse de ne plus nous avoir dans les pattes pour diriger la ville à sa manière.
- C'est vrai, c'est vrai... acquiesça notre Sacrieur.
- Et en plus, tu allais partir, sans arme, te battre contre une des meilleures guerrières de la ville !» plaisanta Astrae en tendant sa grande épée à son ami.
Le crépuscule arrivait, Chazuro et Astrae avait patienté tranquillement jusqu'à ce moment-là dans une taverne excentrée de la ville. Il était maintenant temps de se mettre en route vers les lourdes portes à l'Est de Brâkmar. Ils avaient convenu d'un code avec Gibs, un jeune feca, pour sortir facilement de la ville.
« OoOoOoOOo Gibs OoOoOOo, hulula Chazuro.
- OoOOooOOo, répondit une voix dans la nuit.
- Allons-y, la route est libre ! » souffla Astrae.
Nos deux amis se faufilèrent hors de la ville, tout en faisant un petit signe de la tête à Gibs qui patrouillait sur le haut du rempart. Ils se trouvaient maintenant dans le cimetière des Torturés.
« Plus qu'à sortir de là par le Nord et droit sur Gisgoul, dit Astrae en accélérant le pas.
- Doucement ! Je voudrais pas me faire attaquer par des fantômes ! J'ai encore mal au bras et le combat prendrait beaucoup trop de temps avec le bras gauche » répliqua Chaz'.
La traversée du cimetière se fit sans encombre. Astrae sentait la bonne humeur de Chaz revenir. Être là ensemble, unis dans une même galère, lui rappelait leurs toutes premières missions ordonnées par Oto Mustam. La plus marquante avait été une chasse aux dents de bouftou. Ils en avaient ramené une de trop en pensant bien faire mais Oto, de mauvais poil ce jour-là, les avait renvoyé en Tainéla faire un travail propre et exact. Cette expédition avait été une bonne tranche de rigolade et de course-poursuite avec les gentils bouftous, le tout armés d'une pince de dentiste !
La Tour était enfin en vue, Jaken aussi. Il les attendait patiemment devant l'entrée de l'édifice. Cet osa était un guerrier expérimenté, habitué des joutes contre les Bontariens. Il avait été le chef de la première expédition de Chazuro et Astrae. Il les avait dirigés et aidés de son mieux pour leur apprendre les bases de survie et de combats en groupe. Depuis, ils lui vouaient une grande reconnaissance et une franche amitié.
« Enfin vous voilà ! J'ai failli commencer une partie d'échec avec mon craqueleur tellement vous êtes en retard.
- Désolé, on se promenait sous le clair de lune !
- Je vois ça, toujours en couple alors ?
- Ouai ouai bien sûr, qu'est ce que tu crois ? on s'aime à la folie ! Bon et sinon tu nous ouvres ?
- Bien évidemment ! J'ai pas attendu la moitié de la nuit pour rien. Bonne visite les jeunes ! Et si je pose pas de questions, c'est pour pas me faire attaquer par votre armée de Croc-Glands enragés, plaisanta Jaken.
- Merci, » maugréa Chazuro que l'humour sur cette histoire avait encore du mal à faire rire.
D'un pas de plus en plus pressé et fébrile, nos deux compères se dirigèrent vers les cellules du sous-sol. Mais stupeur en entrant dans la cellule ! Il n'y avait plus l'inscription sur le mur ! Un flocon de neige était gravé à l'endroit exact du récit.
« Quelle est encore cette magie ?
- Je n'en sais fichtre rien. On s'est trompés de cellule ?
- Non je ne crois pas. Je reconnais la paillasse, ainsi que les autres graffitis sur la paroi.
- Hey les gars, venez vite ! Vite ! J'ai besoin d'aide ! » cria Jaken du haut de l'escalier menant au sous-sol.
Astrae et Chazuro remontèrent quatre à quatre la trentaine de marches et tombèrent sur Jaken, aussi pâle que les ailes d'un Bontarien.
« Euh... je plaisantais sur les Croc-Glands, je voulais pas vous vexer...
- Quoi ?
- Là dehors, votre meute, elle fait vraiment peur... »
Astrae entrouvrit la porte. Une grande meute de Croc-Glands se tenait devant l'entrée. Elle semblait obéir à un immense loup blanc qui, en voyant Astrae et Chazuro apparaître, la dispersa. Il s'approcha alors, se lécha les babines et se volatilisa dans la nuit.
« Vous me faites peur, les gars ! Votre histoire de bataille avec les Croc-Glands et puis maintenant ça ! Il se passe quoi exactement ? La défaite aux Dopeuls a beaucoup affaibli Brâkmar à ses frontières mais si vous avez les Crocs avec vous, on peut gagner ! »
Chazuro ne répondit rien, Astrae non plus. Ils saluèrent vaguement Jaken puis retournèrent vers Brâkmar... perdus dans leurs pensées.
- Oui, je l'ai lu tout à l'heure : on croirait une histoire de panda ivre ! Je ne comprends pas comment cela a pu se passer. J'espère que nos deux survivants pourront nous éclairer...
- Je n'en suis pas sûre, ils sont inconscients depuis trois jours maintenant... leur état est préoccupant.
- Ce qui est encore plus préoccupant, c'est comment nous allons justifier tout cela auprès de la population brâkmarienne. Nous avons perdu des éléments précieux lors de ce regrettable affrontement.
- J'avoue que j'aimerais comprendre... Nous nous sommes fait totalement berner ! Enfin... ce qui me réjouit, c'est que mon frère doit être tout aussi surpris que nous de cette fin si...
- Je crois qu'il bouge !
- Ah enfin... »
Chazuro arrivait enfin à réaliser où il se trouvait : cette grande salle...c'était l'infirmerie de Brâkmar ! La seule pièce de la ville munie de grandes fenêtres permettant à la lumière de rentrer. Le fracas des armes...As' , où est As' ?? Sénécia... pourquoi était-elle là... ah ma tête !! mais pourquoi je suis encore vivant... Les idées fusaient dans son esprit mais il n'arrivait pas à se concentrer, la douleur était trop forte.
Enfin, il aperçut au pied du lit, sur lequel il était allongé, deux personnes bien connues de Brâkmar et même du monde des douze. Oto Mustam et Emma Sacre !
Oto Mustam, chef de la milice de Brâkmar, était le formateur de tous les démons novices. C'est à lui que Chaz' avait apporté les premières dagues de boisailles qui avaient fait du jeune Sacri un Brâk'. Ce dernier s'en souvenait comme si c'était hier... En effet, difficile d'oublier ses yeux couleur sang qui, s'ils avaient été des éclairs, vous aurez foudroyé sur place. C'était quelqu'un d'imposant. Non pas qu'il était particulièrement grand ou charpenté, mais il dégageait quelque chose, une sorte d'aura qui lui donnait de l'autorité et forçait le respect chez ses congénères. Il s'était illustré de nombreuses fois dans des combats d'une rudesse implacable et en était toujours ressorti vainqueur, la lame de son épée plus rouge encore que son armure, tant elle avait fait coulé le sang de ses ennemis.
Emma Sacre, quant à elle, était une grande Iop facilement reconnaissable à son chapeau de Crocodaille Dandi. Nés dans une des plus riches et puissantes familles du monde des douze, son frère Thomas et elle avaient décidé de relancer la guerre entre Bonta et Brâkmar. En effet, les jumeaux prisaient une forme sauvage de combats, préférant les traques, l'espionnage, les sabotages et embuscades sanglantes en tout genre, avec récompenses à la clé, qui caractérisaient les guérillas plutôt qu'une grande guerre en bonne et due forme et rangs organisés. Ayant chacun choisi un camp, Brâkmar pour elle, Bonta pour lui, ce qui n'était au départ qu'un jeu pour eux s'était transformé, au fil des victoires et des défaites, en une véritable haine de l'autre, une soif de carnage qui ne semblait pouvoir être étanchée. Emma se distinguait par sa grande maîtrise au combat et ses remarquables capacités de décision pour lesquelles elle était reconnue dans tout Brâkmar. Mais malgré tout, Chazuro n'avait jamais réellement admiré ses états de fait. Pour lui, être démon était une vocation, un honneur. Certains mouraient pour défendre leur peuple, c'était loin d'être un divertissement où l'on comptait les points...
« Ah enfin, jeune homme, vous ouvrez un œil ! Je pensais les sacrieurs beaucoup plus résistants, ironisa Emma. Vous pouvez parler ?
- Difficilement... souffla Chazuro.
- Ça suffira dans un premier temps. Alors que s'est-il passé au village brigandin ? Racontez-nous votre version. Vous comprendrez que celle de nos espions ne nous suffit pas dans pareille situation. »
Le Sacrieur essaya de faire un rapport cohérent à ses supérieurs, il parla de l'attente, de l'arrivée du bataillon, du piège tendu par Bonta, de la mort du soignant de la troupe Acinra et de l'immense trou noir dans lequel sa mémoire semblait s'être échappée. Oto et Emma approuvaient, opinaient du chef, parlaient entre eux et à la fin du récit, un silence pesant s'insinua. Le chef de la milice de ses yeux rouges semblait scruter le survivant pour trouver une faille ou un mensonge. Chazuro comprit que quelque chose clochait : il était en vie et ce n'était pas dans les habitudes des Bontariens de laisser des survivants après avoir gagné une bataille. Que s'était-il donc passé ? Emma rompit enfin le silence.
« Tu me sembles honnête, ce qui est même inquiétant pour un Brâkmarien...Je vais donc compléter ton histoire. Nous avons reçu hier, au crépuscule, un rapport par corbac de nos espions infiltrés à Bonta. Il règne là-bas une certaine agitation depuis l'escarmouche du village brigandin. Des guerriers sont revenus du lieu de la bataille et, au lieu de crier victoire comme à leur habitude, ils avaient l'air effrayés et abattus. Il se raconte partout qu'au moment d'achever un grand Iop, chef de troupe, et un Sacrieur, une meute de loup a surgi de nulle part et les a mis en déroute... »
Chazuro n'eût aucune difficulté à dissimuler son étonnement, tellement son visage était crispé par la douleur. Encore ces loups... étrange d'en croiser autant en si peu de temps, surtout s'ils me sauvent la vie... j'en parle à Emma ou je le garde pour moi ?? Difficile de choisir... j'en parlerai à Astrae, apparemment il est vivant... c'est une bonne nouvelle !
Emma continuait son récit.
« ... Tout cela nous paraît étrange. Vous êtes tombés dans un piège dont nous n'avons pas eu vent. Ça signifie que les espions de Bonta sont bien mieux introduits qu'on ne l'imaginait. Et cette histoire de loups rajoute beaucoup de mystère à cette affaire... Votre compagnon Iop, quant à lui, ne va pas beaucoup mieux que vous, mais il s'en sortira. Reposez-vous et essayez de vous rappeler d'un maximum de détail. »
Oto et Emma se retirèrent et laissèrent Chazuro qui, perdu dans ses pensées, ne tarda pas à plonger dans un profond sommeil.
Trois jours après, le Sacrieur allait beaucoup mieux. Ses blessures avaient entamé leur résorption et il commençait à marcher doucement dans l'infirmerie.
« Attention Mr Chazuro ! Ne vous éloignez pas trop...Vous savez que vous devez éviter de vous fatiguer !
-Promis ! » répondit-il en esquissant un léger sourire que la douleur transforma rapidement en grimace. Nosire était son infirmière préférée.... Il fallait bien un point positif à être coincé dans cet endroit sans pouvoir bouger ! Il avait d'ailleurs depuis compris la présence des fenêtres : pouvoir apercevoir l'extérieur aidait à supporter l'enfermement ou bien donnait envie de se jeter à travers pour fuir....c'était selon l'humeur !
Différents rideaux étaient suspendus à travers l'immense salle pour délimiter les différentes zones de l'infirmerie et donner un peu d'intimité aux malades. Après avoir traversé ce qui ressemblait à un petit salon où les moins mal en point pouvaient se retrouver pour discuter et passer le temps, il arriva dans une zone moins animée, où les lits s'alignaient de part et d'autre de l'entrée : la section des blessés graves qui n'avaient pas encore récupéré. Quelques jours auparavant, il y avait retrouvé Astrae, qui, lui, restait encore au lit. Son combat contre le crâ et un sadida avait laissé des traces et une poupée du grand poilu lui avait gravement endommagé la jambe. Jusque-là, ils avaient parlé de choses et d'autres, évitant soigneusement le sujet du village brigandin. Mais Chazuro finit par lancer le sujet.
« Emma et Oto m'ont interrogé sur le guet-apens du village brigandin. Ils sont inquiets et pensent que des espions sont infiltrés dans le haut commandement de notre cité.
- Je n'ai eu aucune visite pour le moment. On a été pris au piège, c'est tout, y'a rien à dire de plus. »
Le Sacri prit alors le temps de lui rapporter sa conversation avec Emma, mentionnant son air suffisant qui l'agaçait, et insista sur le sauvetage par les loups.
« Des loups ? Encore ? » Astrae lut tout de suite dans le regard de son compagnon. « Ah non ! Ne me ressors pas ta théorie du loup blanc protecteur, c'est totalement absurde. Un loup est un prédateur : il ne protège pas, il chasse. Je reconnais que celui de l'autre jour était étrange. Je ne comprends toujours pas comment nous avons pu le perdre ni même ce qu'il faisait là. D'habitude, ils n'approchent pas d'aussi près. Mais à part ça...
- Mais tu oublies celui qui nous suivait un peu avant qu'on se fasse ratatiner .... »
Astrae tiqua en entendant ce mot. Cet affrontement lui avait peut-être laissé plus de séquelles qu'il ne le pensait...
« Si des loups sont intervenus et ont repoussé les Bontariens, nous épargnant la vie par la même occasion, ça n'est pas une coïncidence ! Je pense qu'ils ont été avertis par celui qui nous suivait...ou bien ils nous suivaient tous, j'en sais rien ! Mais c'est sûr que quelque chose s'est tramé dans l'ombre à notre insu et... ça nous a sauvés... »
Le Iop connaissait bien cette lueur dans le regard de Chaz'.
« Tu penses vraiment ce que tu dis alors ?
- Oui, répondit le Sacri d'un ton ferme et résolu.
- Et tu penses que c'est lié à ce qu'il s'est passé l'autre fois dans la Tour ?
- Oui et aussi au texte qu'on a trouvé gravé dans la cellule, sur les Frozen Tears. »
Astrae se tut une seconde. Il avait confiance en son ami : s'il était convaincu comme ça de ce qu'il disait, c'est qu'il y avait sûrement du vrai dans tout ça... enfin du moins dans son raisonnement !
« Dans ce cas, il va falloir enquêter et tirer ça au clair. On va tirer parti de la situation, qu'on se soit pas fait estropier pour des clous ! dit-il en lançant un regard complice à Chaz'.
- Ah ! Là je te retrouve, mon Iop ! J'avoue que je me posais des questions depuis quelques temps mais là, tu me donnes envie de partir à l'aventure tout de suite ! »
Astrae esquissa un sourire un peu crispé... Son entrée dans l'ordre des guerriers et celle simultanée de Chazuro dans l'ordre des espions les avaient effectivement éloignés. Mais cette amitié teintée de complicité lui manquait. Peut-être que cette intrigue leur permettrait de renouer ces liens.
Les semaines passant, Astrae et Chazuro se rétablissaient, et même s'ils étaient encore cantonnés à la milice, ils échafaudaient leurs plans et surtout sentaient l'agitation qui régnait à Brâkmar. Il y avait eu de nouvelles escarmouches violentes et Bonta en était toujours sortie vainqueur.
Ce soir-là, les deux compagnons étaient allés se coucher, bon gré mal gré, interrompus dans leurs complots par l'infirmière refusant de transiger sur le couvre-feu.
« Bon on finira de réfléchir à tout ça demain alors...
-Oui, oui bien sûr ! Demain..., répondit Chaz' en insistant bien sur ce dernier mot d'un air amusé. On se retrouve dans une heure au petit salon, ok ? », chuchota-t-il discrètement à Astrae. Ce dernier acquiesça d'un clin d'oeil et ils se séparèrent.
Quarante minutes plus tard, le Sacrieur tournait et retournait dans sa tête l'ensemble des événements de ces dernières semaines. Qui aurait cru ? Oh remarque, ça serait pas la première fois que je me retrouverais dans une situation abracadabrante... On est démon ou on l'est pas !...Sauf que là, ça surpasse tout ce que j'ai vu jusqu'à présent...
Soudain un énorme grondement le tira de ses pensées, faisant tout vibrer dans la pièce. Un deuxième...puis un troisième...Les malades commençaient à se réveiller et les soignants à affluer pour vérifier que tout le monde allait bien et gardait son calme. Chazuro aperçut Astrae qui arrivait. Leurs regards se croisèrent l'espace d'une seconde et ils se dirigèrent tous deux vers l'une des fenêtres, rapidement rejoints par d'autres. Le ciel était bardé d'éclairs, d'étincelles qui jaillissaient au loin, bien au-delà des landes.
« A ton avis ? demanda le grand Iop.
-Ça m'a l'air d'être pas loin de la côte...
-Les Dopeuls, tu crois ?
-Hmm oui peut-être... répondit Chaz', le visage assombri.
-Mais le territoire des Dopeuls est à plusieurs centaines de kilomètres d'ici ! s'exclama l'un des malades qui les avait entendus.
-Oui et c'est bien ce qui me préoccupe...répliqua le Sacrieur. L'affrontement doit être au-delà de l'imaginable pour que cela résonne jusqu'ici... ». Le silence se fit dans la pièce. On entendait plus que le grondement menaçant au loin qui annonçait à lui seul de terribles nouvelles à venir...
« Etrange ambiance » Chazuro et Astrae était attablés dans la cantine de la milice, une bonne odeur de wabbit grillé emplissait l'air. Les nouvelles de la veille étaient effectivement plus que mauvaises. Selon le rapport dont deux soldats leur avaient fait part, Bonta avait encore eu le dessus. Il y avait eu des pertes considérables dans les deux camps mais selon leurs dires, ce qui avait fait irrémédiablement basculé l'affrontement du côté bontarien, avait été l'intervention particulièrement virulente d'une Pandalette qui s'en était pris directement au commandant des troupes. Et sans commandant...le sort de la bataille en était alors pratiquement scellé... Bonta dominait à présent les territoires Dopeuls...
« Il faudrait tous les enfermer et les torturer ! On leur arracherait les tripes jusqu'au dernier, à ces maudits Bontariens ! s'emporta l'un des deux soldats.
- Ouais !!! approuva son comparse en criant à travers la pièce, bientôt suivi par d'autres, hurlant en coeur.
- La tension monte, dit Astrae à Chaz' en s'éloignant un peu des deux déchaînés.
- Demain, on aura enfin le droit de se promener dans la ville. Ça fera du bien, j'ai les jambes qui me démangent !
- Et surtout hors de la ville ! Vu l'état actuel des choses, il ne faut pas traîner. Je veux retourner voir la cellule à Gisgoul, essayer de comprendre un peu mieux l'histoire qui y était gravée.
- Nous avons tellement de choses à comprendre... Ce qui me perturbe énormément, c'est la présence de Sénécia au village brigandin... et maintenant aux Dopeuls !...
- Ah Sénécia... c'est vrai que cette mercenaire se retrouve toujours sur notre chemin, mais la voir du côté bontarien est surprenant, en effet. »
Sénécia était une Pandalette qui avait souvent posé problème à nos deux amis. Faisant partie du clan des Mercenaires, elle offrait ses services à celui qui payait le plus. Ils l'avaient donc croisée régulièrement lors de missions à Amakna ou dans les tavernes. Suivant les situations, elle était tantôt amicale, tantôt hostile, mais leurs rencontres se finissaient toujours par une bagarre de comptoir ou bien un défi. Ce qui surprenait tant Astrae, c'est qu'elle avait toujours laissé transparaître une aversion pour la chaste Bonta tandis qu'une préférence pour la vile Brâkmar se faisait sentir. Et la retrouver si ouvertement dans le camp bontarien n'augurait rien de bon pour leurs prochaines rencontres...
Le lendemain, sortant enfin en ville, nos deux amis commencèrent leurs préparatifs. L'expédition dans la tour se ferait de nuit car ils ne voulaient pas se faire remarquer et surtout devoir rendre des comptes à Emma Sacre. Le soir-même, deux de leurs amis étaient de garde : Gibs, aux portes de la ville, et Jaken, à la tour de Gisgoul. Il fallait donc profiter de cette occasion pour se faufiler hors de la ville jusqu'aux oubliettes de la Tour. Pour le moment, Chazuro et Astrae devaient aller récupérer leurs armes à la forge. Ils se dirigèrent donc dans cette direction.
Sur le chemin, ils croisèrent peu de monde mais leur lieu de destination était quant à lui fourmillant d'activités. La forge de Brâkmar, véritable cœur de la ville, était scindée en deux parties : l'une pour le touriste, le simple badaud, propre et soignée, incitant à acheter, l'autre destinée uniquement aux Brâkmariens, aux démons. Chazuro activa le levier pour accéder à ce lieu réservé et Astrae le suivit pour descendre au sous-sol par un escalier dérobé que la gigantesque armoire avait découvert. Le bruit assourdissant des marteaux tapant l'enclume et l'odeur du fer chaud s'amplifiaient au fur et à mesure de leur descente. La véritable forge de Brâkmar était au cœur du monde souterrain, au plus près de la lave en fusion et du sanctuaire du grand Rushu. Chazuro aimait cette ambiance particulièrement étouffante lui rappelant la furie des combats. La chaleur ne le gênait pas, au contraire ! La sueur luisante sur son torse nu faisait saillir ses muscles et ses cicatrices. Astrae, lui, n'était pas à l'aise... Il avait chaud et son habit de Iop le collait de partout. Un forgeron vint à leur rencontre et s'adressa à Chazuro.
« Alors mes mignons, que puis-je faire pour vous aider ? rugit-il pour couvrir le bruit.
- Nous venons chercher nos armes, elles ont été déposées ici par Oto Mustam. Il s'agit....
- PAUSE GENERALE ! hurla le maître forgeron. Nous avons parmi nous les Survivants ! »
Le silence se fit, seul le grondement de la terre persistait. Chazuro et Astrae se regardèrent, ils ne savaient quoi penser. Les Survivants ? leur histoire était-elle si connue ? et si oui, jusqu'à quel point ?
« Allons, braves guerriers, racontez-nous votre victoire sur les troupes bontariennes et surtout comment vous avez réussi à dompter une meute de Croc-Glands pour vous aider dans vos batailles. Emma nous a dit que vous étiez des héros de guerre. »
Nos deux amis étaient sous le choc. Chazuro sentit la colère monter en lui. Emma se servait d'eux pour calmer la ville, éviter les déserteurs et motiver les troupes. Pour l'ensemble de la milice, ils étaient les héros, la solution à la guerre, eux et une armée de Croc-Glands. Voila pourquoi on avait fait durer leur convalescence un maximum ! Pour que le bruit court, que la rumeur se répande jusqu'à Bonta via les espions, faire changer la peur de camp ! Chazuro savait la fille Sacre retorse mais se faire manipuler à ce point, ç'en était trop ! Il fît demi-tour et partit en courant en direction de la milice. Il voulait une explication !
Astrae se retrouva démuni face aux forgerons. Il balbutia des excuses et des remerciements, récupéra les épées qu'un commis avait apportées et s'enfila à la suite de son ami. Il le rattrapa en pleine rue juste devant la milice.
« Où tu cours comme ça ?
- Je vais régler mes comptes avec cette peste d'Emma.
- Arrête, c'est idiot ! répliqua Astrae en le tirant par le bras. Tu vas faire quoi ? Lui parler ? La frapper ? Pour t'avoir mué en héros ?
- Oui ! Elle nous manipule et j'aime pas ça ! Son simulacre de guerre aura bientôt fait plus de dégâts que les grandes guerres de nos ancêtres.
- Et alors ? On a décidé d'enquêter sur le loup, non ? Alors profitons de notre « notoriété » pour faire parler les gens et visiter divers endroits.
- Oui, tu as peut-être raison...
- Et si on doit partir loin de Brâkmar, dans Amakna ou même Astrub, pour trouver l'origine de ce loup, je suis sûr que cette Emma que tu détestes tant sera très heureuse de ne plus nous avoir dans les pattes pour diriger la ville à sa manière.
- C'est vrai, c'est vrai... acquiesça notre Sacrieur.
- Et en plus, tu allais partir, sans arme, te battre contre une des meilleures guerrières de la ville !» plaisanta Astrae en tendant sa grande épée à son ami.
Le crépuscule arrivait, Chazuro et Astrae avait patienté tranquillement jusqu'à ce moment-là dans une taverne excentrée de la ville. Il était maintenant temps de se mettre en route vers les lourdes portes à l'Est de Brâkmar. Ils avaient convenu d'un code avec Gibs, un jeune feca, pour sortir facilement de la ville.
« OoOoOoOOo Gibs OoOoOOo, hulula Chazuro.
- OoOOooOOo, répondit une voix dans la nuit.
- Allons-y, la route est libre ! » souffla Astrae.
Nos deux amis se faufilèrent hors de la ville, tout en faisant un petit signe de la tête à Gibs qui patrouillait sur le haut du rempart. Ils se trouvaient maintenant dans le cimetière des Torturés.
« Plus qu'à sortir de là par le Nord et droit sur Gisgoul, dit Astrae en accélérant le pas.
- Doucement ! Je voudrais pas me faire attaquer par des fantômes ! J'ai encore mal au bras et le combat prendrait beaucoup trop de temps avec le bras gauche » répliqua Chaz'.
La traversée du cimetière se fit sans encombre. Astrae sentait la bonne humeur de Chaz revenir. Être là ensemble, unis dans une même galère, lui rappelait leurs toutes premières missions ordonnées par Oto Mustam. La plus marquante avait été une chasse aux dents de bouftou. Ils en avaient ramené une de trop en pensant bien faire mais Oto, de mauvais poil ce jour-là, les avait renvoyé en Tainéla faire un travail propre et exact. Cette expédition avait été une bonne tranche de rigolade et de course-poursuite avec les gentils bouftous, le tout armés d'une pince de dentiste !
La Tour était enfin en vue, Jaken aussi. Il les attendait patiemment devant l'entrée de l'édifice. Cet osa était un guerrier expérimenté, habitué des joutes contre les Bontariens. Il avait été le chef de la première expédition de Chazuro et Astrae. Il les avait dirigés et aidés de son mieux pour leur apprendre les bases de survie et de combats en groupe. Depuis, ils lui vouaient une grande reconnaissance et une franche amitié.
« Enfin vous voilà ! J'ai failli commencer une partie d'échec avec mon craqueleur tellement vous êtes en retard.
- Désolé, on se promenait sous le clair de lune !
- Je vois ça, toujours en couple alors ?
- Ouai ouai bien sûr, qu'est ce que tu crois ? on s'aime à la folie ! Bon et sinon tu nous ouvres ?
- Bien évidemment ! J'ai pas attendu la moitié de la nuit pour rien. Bonne visite les jeunes ! Et si je pose pas de questions, c'est pour pas me faire attaquer par votre armée de Croc-Glands enragés, plaisanta Jaken.
- Merci, » maugréa Chazuro que l'humour sur cette histoire avait encore du mal à faire rire.
D'un pas de plus en plus pressé et fébrile, nos deux compères se dirigèrent vers les cellules du sous-sol. Mais stupeur en entrant dans la cellule ! Il n'y avait plus l'inscription sur le mur ! Un flocon de neige était gravé à l'endroit exact du récit.
« Quelle est encore cette magie ?
- Je n'en sais fichtre rien. On s'est trompés de cellule ?
- Non je ne crois pas. Je reconnais la paillasse, ainsi que les autres graffitis sur la paroi.
- Hey les gars, venez vite ! Vite ! J'ai besoin d'aide ! » cria Jaken du haut de l'escalier menant au sous-sol.
Astrae et Chazuro remontèrent quatre à quatre la trentaine de marches et tombèrent sur Jaken, aussi pâle que les ailes d'un Bontarien.
« Euh... je plaisantais sur les Croc-Glands, je voulais pas vous vexer...
- Quoi ?
- Là dehors, votre meute, elle fait vraiment peur... »
Astrae entrouvrit la porte. Une grande meute de Croc-Glands se tenait devant l'entrée. Elle semblait obéir à un immense loup blanc qui, en voyant Astrae et Chazuro apparaître, la dispersa. Il s'approcha alors, se lécha les babines et se volatilisa dans la nuit.
« Vous me faites peur, les gars ! Votre histoire de bataille avec les Croc-Glands et puis maintenant ça ! Il se passe quoi exactement ? La défaite aux Dopeuls a beaucoup affaibli Brâkmar à ses frontières mais si vous avez les Crocs avec vous, on peut gagner ! »
Chazuro ne répondit rien, Astrae non plus. Ils saluèrent vaguement Jaken puis retournèrent vers Brâkmar... perdus dans leurs pensées.
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