« Attention, ça va secouer un petit peu ! dit-il en faisant tournoyer le gouvernail, pour le plus grand effroi de notre Iop. J'ai aperçu un banc de baleines dans notre direction : mieux vaut ne pas les attiser et faire un détour, c'est plus prudent. On ne sait jamais ce dont ces colosses sont capables...
Un banc de quoi ? demanda Chazuro qui n'avait jamais entendu parler de telles créatures.
Les baleines représentent pour eux un moyen de survie non négligeable. En effet, un seul de ces grands mammifères peut à lui seul leur fournir quantité de ressources. La viande et la graisse constituent une nourriture riche en énergie. J'ai eu moi-même l'occasion d'en manger et je dois dire que c'est plus goûteux que je ne l'imaginais ! L'huile leur sert de combustible, leur permettant ainsi de s'éclairer, et à la fabrication de savon ainsi que d'onguents. Ils récupèrent également les os. Et les fanons fournissent un matériau flexible utile à la confection de divers produits. Autant dire qu'après qu'un Givré soit passé par là, il ne reste plus grand-chose de l'animal ! Les expéditions de pêche sont à chaque fois un événement important. Mon ami étant parfois du voyage, j'ai pu les accompagner et constater par moi-même leur dextérité tout-à-fait surprenante. Munis de puissants harpons acérés, ils attendaient d'abord que l'animal repéré soit au repos pour pouvoir s'en approcher. C'est une étrange sensation que de se retrouver aussi près d'un spécimen de cette taille... Puis ils l'harponnaient. Bien évidemment, la baleine tentait à chaque fois de s'enfuir, nous entraînant avec elle, mais les pêcheurs tenaient bon. Fermement cramponnés au bateau, il fallait attendre qu'elle s'épuise pour ensuite l'achever et la ramener sur l'île. Plus d'une fois, j'ai crû passer par-dessus bord ou encore risquer d'être blessé mais ce fût réellement fascinant de les voir à l'oeuvre. Ce sont des guerriers aussi redoutables sur mer que sur terre.
Il parle bizarrement ton copain, dit Prospec à Chazuro.
Oui, il a comme qui dirait... avaler un livre. »
Après l'épisode des baleines, le paysage maritime changea radicalement. De gros blocs de glace semblaient flotter de toutes parts et l'air était devenu frais, voire froid. Prospec fournit à nos amis des fourrures ainsi que des gants qu'ils ne quittèrent bientôt plus, une brume épaisse emplissant l'air au fur et à mesure qu'ils avançaient dans leur traversée. Bientôt, seul le soleil levant arriva à percer, leur permettant de compter les jours. Ils naviguèrent ainsi dans cette atmosphère glacée et mystérieuse pendant ce qui leur sembla être une éternité. Le temps leur paraissait comme suspendu à ce voile blanc qui brouillait leur vue, quand enfin, à l'aube du treizième jour, l'Enu signala que la terre était proche. Il fit échouer son petit bateau sur une plage de neige et expliqua à Astrae, qui reprenait déjà une couleur normale, qu'il n'était jamais allé plus loin. « Mais il me semble avoir aperçu une sorte de manoir. Vers le Nord », leur indiqua-t-il. Nos deux amis le remercièrent grandement puis le vieil homme reprit la mer, ne comptant pas les attendre sur cette terre hostile.
Chazuro s'engagea alors sur une sorte de piste qui s'éloignait du rivage. Il avait sorti son épée aussi bien pour se frayer un chemin dans la direction indiquée par Prospec que pour parer d'éventuelles attaques. Astrae le suivit et cherchait en même temps des indications dans le livre mais sans succès. Au bout de quelques heures passées dans cette étendue désertique et immaculée, ils aperçurent enfin une haute tour dominant un grand manoir. Nos deux amis pressèrent le pas en sa direction. Malheureusement pour eux, le paysage était trompeur et les distances immenses dans cette forêt enneigée. Ils durent se résigner à passer une première nuit à la belle étoile, avec pour seul abri un gros rocher les protégeant du vent. Recroquevillés dans la neige, les deux démons grelottaient. Chazuro commençait à avoir faim et la vision de ce qui ressemblait à un sanglier attisa encore plus son appétit.
« Je vais aller en chasser un ! Prépare un bon feu ! déclara-t-il à Astrae.
Facile à dire avec toute cette neige...
Râle pas ! J'ai faim ! »
Le Sacrieur déposa sa lourde épée, sortit une petite paire de dagues spécialement faite pour la chasse et s'avança prudemment dans la clairière où il avait aperçu la bête. Restant en observation dans l'un des rares fourrés qui avaient survécu au climat, il dénombra une petite dizaine de gros phacochères au pelage dru et laineux. Au moins, ils ont pas froid, eux... Il en avisa un qui semblait plus petit et un peu à l'écart. Soudain il bondit en sa direction, lançant un cri de chasse que lui avait enseigné Rahann son maître-chasseur. Contre toute attente, les sangliers se regroupèrent et firent front devant cet intrus bruyant. Chazuro, un peu déconcerté, ne se dégonfla pas et continua sa course... mais dut se rendre rapidement à l'évidence que les boules de poils commençaient à charger et elles n'avaient pas l'air commodes ! Le Sacrieur fit rapidement demi-tour et repartit à toutes jambes.
« Prépare du feu... il est drôle, lui... raah y'a rien à faire, ça tient pas ! » marmonnait Astrae, essayant tant bien que mal de provoquer une étincelle à l'aide des pierres qu'il avait trouvé à proximité. Mais rien n'y faisait : les branches de pin émettaient une légère fumée qui se refroidissait instantanément. « Bon ben ce soir, ce sera carpaccio de sanglier, je peux pas fai...
As' ! Bouge-toi ! Bouge-toi ! Cours ! l'interrompit son ami, surgissant tout-à-coup.
Quoi ? demanda le Iop au loin.
Fuis ! Fuis ! Le repas se rebelle ! »
Astrae et Chazuro avaient tourné et viré entre les pins enneigés pendant plus de deux heures afin de semer leurs poursuivants. Ces derniers les avaient enfin abandonnés lorsqu'une autre proie plus appétissante avait croisé leur route et nos deux compères approchaient désormais du grand manoir. Le jardin ne semblait plus entretenu depuis des siècles mais un chemin étroit se faufilait à travers les broussailles et la neige jusqu'à un petit perron. Notre Sacrieur enfonça la porte d'un coup d'épaule. Ils devaient se réchauffer. La nuit avait été rude. Cela faisait maintenant deux jours qu'ils erraient sur Frigost en essayant de se rapprocher de cette demeure sans jamais y arriver et le froid commençait à piquer les visages. Ils entrèrent dans un grand hall, des portes sur les côtés et un majestueux double-escalier menaient à l'étage et à une autre porte, double elle aussi. Astrae et Chazuro se turent et tendirent l'oreille.
« Tu entends ? souffla le Sacrieur.
Oui mais je ne comprends pas ce que ça peut être.
On dirait un gros bourdonnement qui vient de l'étage.
Montons voir. Si on doit passer la nuit ici, je préférerais savoir qu'on ne risque rien.
Peureux, va ! »
Le Iop n'était pas froussard mais les deux jours et surtout la nuit n'avaient pas été de tout repos.
Ils montèrent furtivement les marches les séparant de la grande porte à double-battant d'où semblait venir ce bruit si répétitif et agaçant.
Astrae, arrivé devant la porte, regarda par la serrure mais ne distingua rien. Chazuro, lui, fit signe de se pousser et, tout en sortant sa lourde épée, explosa la porte d'un grand coup de pied. Nos deux amis furent saisis de stupeur.
Ils venaient d'arriver dans un immense salon dont les murs étaient entièrement recouverts d'horloges et de mécanismes de montres avec, au centre de la pièce, une grande table où gisait aussi un nombre incalculable de pendules et coucous en tout genre.
Le bruit assourdissant venait du tic tac conjugué de tous ces mécanismes. Au fond de la pièce, un Xélor assis sur une chaise travaillait, armé de son tournevis, sur un carillon. Il chantonnait ... Je suis le roi, tic tac, je suis le comte, tac tic.... Se sentant observé, il releva la tête. Son visage s'illumina et un grand sourire fendit ses bandelettes. Bondissant sur ses deux pieds, il s'écria :
« Jiva ! Enfin mon amour, tu m'as retrouvé ! Tu viens me libérer de ce mal qui s'étend en moi !
Euh nous sommes Astr...
Laisse-moi te chanter une chanson que j'ai écrite pour toi, ma Jiva ! Je la compose depuis des hivers pour le jour où tu me trouveras.
Mais...
Laisse-moi chanter ! »
Astrae et Chazuro se regardèrent : quel était cet énergumène qui les prenait pour une déesse protectrice de Bonta ? Le Xélor s'était mis au centre de la pièce et comme par magie, chaque horloge se mit à jouer une ligne de mélodie, le tout formant un air agréable. Le Xélor entonna :
« Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Oh si tu m'aimes encore un peu »
« Nous ne sommes pas Jiva ! » tenta de dire Chazuro, mais le Xélor continuait dans son délire et sa chanson.
« Je ne suis roi de rien, je règne sur les vents
Sur des chemins perdus, sur les sables mouvants
Sur d'anciens châteaux-forts et sur des cathédrales
Englouties
Englouties »
Astrae tentait aussi de l'interrompre mais rien n'y faisait, le Xélor chantait et dansait à travers la pièce.
« Je suis roi d'un soleil qui se meurt quand il pleut
J'ai l'air d'un vieux volcan refroidi peu à peu
Et je crois que ma parade à grands coups de cymbales
Est finie
Est finie »
« Mais qui c'est ??? cria Chazuro pour couvrir la chanson.
Je crois le savoir, répondit Astrae, le sourire malicieux. Le livre parle d'une histoire entre Jiva et un Xélor. Tu sais, je t'ai raconté ce passage car il semblait rajouté à la toute fin, sans raison apparente.
Le Comte Harebourg ! réalisa Chazuro. Mais oui bien sûr !
Tous ces hivers ont dû le rendre fou, mais il doit pouvoir nous renseigner.
Pour ça, il faudrait qu'il arrête de chanter ! Je l'assomme ?
Non, laisse-le finir. Il sera peut-être sorti de sa folie à la fin de la chanson, ça doit faire des siècles qu'il n'a vu personne. »
Astrae et Chazuro prirent leur mal en patience et écoutèrent la fin du chant du Xélor qui finalement était très supportable.
« Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Oh si tu m'aimes encore un peu
Je ne suis roi de rien, ma couronne est en bois
C'est scandaleux bien sûr, c'est de mauvais aloi
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Car je t'aime
Car je t'aime
Alors le monde entier peut s'écrouler d'un coup
J'ai le droit d'être pauvre et le droit d'être fou
Je suis esclave et roi, je n'ai pas de problème
Si tu m'aimes
Si tu m'aimes
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Oh si tu m'aimes encore un peu
Je ne suis roi de rien, que de mon avenir
Qui n'est plus rien qu'un désastre à venir
Et l'intérieur de moi n'est plus qu'un paysage
En délire
En délire
Je ne suis roi de rien, je suis comme un enfant
Qui reconstruit le monde en écoutant le vent
Il ne me reste plus, je crois, que le courage de te dire
Que je t'aime
Oui de te dire que je t'aime
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Si tu m'aimes encore un peu »
La musique, les horloges, le temps semblèrent s'arrêter en même temps. Le Comte avait le regard vide, sans expression, aucune. Il fit demi-tour et retourna s'asseoir sur sa chaise.
« Que puis-je pour vous, jeunes guerriers ? Oh ne soyez pas surpris, j'ai des crises passagères mais ma tête tourne encore correctement ...Tic tac, je suis le roi, tic tac, je suis le comte... Alors que voulez-vous ? »
Chazuro se demandait vraiment si le Xélor devant eux pouvait les aider. Mais Astrae semblait sûr de son fait et prit la parole.
« Nous sommes deux guerriers venant de loin, nous sommes à la recherche de l'ordre perdu des Frozen Tears.
Les Givrés ? Ah de sacrés gaillards mais... tic tac, je suis le roi, tic tac, je suis le comte... pour les trouver, il faudra mourir, tic tac, la porte vous y mènera. Ou si vous êtes chanceux, l'ombre blanche vous y conduira, tic tac, mais trouver un blanc dans la neige n'est pas simple. Tic tac, je suis le roi, tic tac, le roi de rien... Ah si Jiva ne m'avait pas séduit pour tuer Djaul, je serais vivant, tic tac tic tac tic tac ...
Aidez-nous à les trouver, nous vous aiderons aussi à sortir de cette île.
Pauvre fou, je suis maudit ici à jamais, tic tac, le protecteur de Descendre m'a gelé, tic tac, jusqu'à ma montre, tic tac, ici l'hiver est éternel, tic tac, trouver les givrés dans une île de glace est mission impossible pour des démons comme vous... tic tac un grand Sapik sera la clé, tic tac, si un jour vous le voyez, tic tac, cherchez le volcan glacé et vous trouverez le paradis des Givrés, tic tac tic tac. »
Le Comte sembla retomber dans sa torpeur et les horloges recommencèrent leur bourdonnement incessant. Chazuro fit signe à Astrae de sortir de la pièce. Un fois redescendus au rez-de-chaussée, ils restèrent muets un long moment. Ils ne savaient quoi penser de cette rencontre si étrange.
Après une courte exploration, nos deux compères trouvèrent une porte menant à la haute tour du manoir. Ils montèrent les marches quatre à quatre, espérant avoir une vue sur la région. Ils ne furent pas déçus : un large panorama s'ouvrait du haut du donjon. Il y avait une vue imprenable sur une vaste partie de l'île. Astrae et Chazuro cherchèrent vainement un grand Sapik, un volcan ou un rocher à tête de loup. Soudain, Chaz poussa un cri.
« Là, regarde ! Au portail du manoir ! C'est le loup ! »
Astrae se précipita pour voir. Effectivement, le grand animal se tenait là en dessous d'eux, les fixant d'un regard noir et perçant.
« L'ombre blanche... souffla le Iop.
Le comte le connaît, c'est peut-être notre guide. Vite, suivons-le ! »
Ils dévalèrent les escaliers et sortirent rapidement du manoir. Le loup, les voyant arriver, fit demi-tour et avança sur un chemin. Chazuro et Astrae suivirent sa trace.
A Bonta, Thomas Sacre avait repris confiance. Les jeux allaient toucher à leur fin, le peuple lui était plus favorable que jamais et les guerriers et aventuriers remontés à bloc, galvanisés par ces combats épiques. L'attaque sur Brâkmar était en préparation et cela s'annonçait plutôt bien. Même Hogmeiser semblait détendu : l'annonce officielle de son retour lui permettait de jouir d'une belle popularité et il ne se privait pas d'en profiter. Seul Dvergar inquiétait Thomas. Le cordonnier l'avait fait nommer général des armées. C'était donc lui qui mènerait les troupes sur la cité rouge. Mais la folie du Xélor faisait froid dans le dos...
« ...Vous m'avez bien compris ? Vous savez ce qu'il vous attend le cas échéant » siffla-t-il, tel un serpent crachant son venin sur l'escadron de soldats alignés devant lui. Parmi eux, un jeune Féca faillit l'interrompre mais se reprit au dernier moment en voyant le regard foudroyant que lui lancèrent trois de ses compagnons de guerre. Dvergar les dispersa et chacun alla vaquer à ses tâches. Ils avaient tous l'air à la fois tellement enthousiastes et effrayants. Leur soif de sang et de lutte attisée par les affrontements en arène pour certains, la peur des représailles pour d'autres, tous étaient amenés à obéir au doigt et à l'oeil du Xélor. Max Ouelle, lui, se demandait ce qu'il faisait là... Tout jeune ange, il s'était engagé pour défendre vaillamment les couleurs de sa cité et non pas pour détruire à tout-va, sans raison. Impossible de questionner les motivations du nouveau général : il l'avait constaté à l'instant, ses compagnons n'y étaient pas particulièrement favorables et préféraient se plier aux ordres ! Tout à coup, le Féca fut traversé d'une douleur insupportable. Sans aucune armure autre que celle de son équipement, pris par surprise, il aperçut Dvergar sortir de l'ombre en le toisant du regard.
« Que fais-tu, soldat ? Il me semble vous avoir donné des ordres. »
Max, pétrifié par la douleur, était incapable de prononcer un mot.
« Je t'ai vu lever la main pour parler tout-à-l'heure, reprit-il. Tes amis sont honorés de servir notre cause et ne s'en plaignent pas, tu devrais en faire autant. Cela m'ennuierait fortement si tu réfléchissais un peu trop et décidait de semer le trouble dans les esprits. Nous serions en face d'un désaccord et... je n'aime pas les désaccords. » La douleur transperça le jeune soldat de part en part jusqu'à le faire tomber à genoux. « Je te laisse méditer à cela » termina le Xélor, en le laissant ainsi à terre.
Max était à bout de souffle, terrifié par ce qu'il venait de se passer. Toutes ses craintes se confirmaient : les Bontariens n'allaient pas vers un combat éclatant qui ferait triompher leur peuple comme cela leur était présenté mais vers un massacre dans l'unique intérêt de ce pervers capable du pire.
Khrysalide, elle, était retournée dans sa ville d'origine, la vile Brâkmar, non sans avoir fait parler ses informateurs Bontariens. L'attaque sur la cité était proche. Elle contacta Oto Mustam et lui en fit part.
« Tu es bien sûre de ça ? » lui demanda-t-il, fronçant les sourcils. Le chef des miliciens affichait toujours un air dur et impassible quelques soient les circonstances mais la petite Enie voyait bien que cette information le perturbait.
« Oui, mes sources sont fiables » répondit-elle d'un air catégorique, voyant que cela ne faisait qu'accentuer l'inquiétude qui transparaissait sur le visage de son supérieur.
« Bon... eh bien je te remercie. Ce sera tout pour le moment. »
Son rôle d'espionne touchait à sa fin. Elle n'avait dit mot sur sa rencontre avec les deux héros de guerre, comme on les nommait encore dans les rues, et sortit de la milice d'un air songeur, espérant de pas avoir fait une erreur...
De son côté, Oto commença à préparer ses troupes. Il le savait : c'était perdu d'avance s'il ne misait pas sur la surprise de la riposte. L'armée bontarienne était bien trop nombreuse... Qu'importe ! Je suis leur chef, je ne dois pas les abandonner. Nous nous battrons coûte que coûte. Jusqu'au dernier. Les démons prouveront leur force et leur courage.
En Amakna, Trunks venait de donner un message à Hapero. Celui-ci, après en avoir pris connaissance, se leva et prit la parole dans la taverne :
« Chers compagnons de beuverie ! La guerre que nous subissons entre dans une phase critique. »
Le silence se fit dans l'auberge. Les parties de cartes cessèrent et la dernière mouche volante se posa sur une chopine.
« Bonta s'apprête à lancer un assaut massif contre la ville de Brâkmar. Comme nous le savons tous, si l'équilibre instable entre les deux cités se rompt, nous, petites gens, n'aurons plus droit à rien. Le paisible village où nous vivons actuellement sera transformé en garnison blanche. »
Des murmures de protestations s'élevèrent dans la salle. Personne ne voulait d'une telle situation. Les habitants de la ville d'Amakna avait toujours été fiers de leur liberté de choisir un camp ou l'autre.
« Pour garder notre indépendance, nous devons nous allier pour le temps d'une bataille aux hordes démons. Avec notre aide, ils pourront vaincre ! Et nous assurer une vie paisible en notre belle Amakna ! Pour ma part, je participerai à ce combat ! Qui est avec moi ? »
Après un petit silence, la salle s'enflamma sous les cris de rage et de guerre des villageois. Certains frappaient déjà leur bouclier avec leur arme. Hapero ramena le calme et poursuivit :
« Prouvons notre valeur ! Allons alerter nos alliés de Pandala et les quelques valides de la cité d'Astrub. Nous devons mener un front Est. Nous passerons par les souterrains. Préparons-nous, nous devrons partir sans tarder. »
Sur l'île de Frigost, Chazuro s'essoufflait à suivre tant bien que mal le loup blanc. Le chemin était escarpé et le froid transperçait l'épaisse fourrure fournie par Prospec. Astrae, lui, sentait encore une fois cette force inexplicable le faire avancer. Il avait un sentiment de bien-être dans ce paysage monochrome. Ils se retrouvèrent, après trois heures de marche, face à un cul-de-sac. Une grande falaise s'élevait devant eux. Leur guide commença à sauter de promontoires en promontoires avec une agilité déconcertante. Astrae, essayant d'en faire autant, se retrouva par terre après une belle glissade.
« Tu n'es pas encore un loup ! rigola Chazuro... avant de subir le même sort.
Toi non plus on dirait ! se moqua le Iop.
Non mais c'est ma lourde épée qui... »
Une noisette heurta l'arrière de son crâne, empêchant le Sacrieur de finir son excuse.
« Oh qu'il est mignon ! » dit Astrae en désignant un petit écureuil qui les observait.
« Petit, petit, petit ! Viens voir ici, mon mignon !
Attention, elles sont bizarres les bestioles ici, se remémora Chazuro en reculant d'un pas.
Mais dis pas de bêtise ! Regarde comme il est gentil, répondit Astrae en caressant la tête du petit animal qui s'était approché. « Aïe ! Satanée bestiole, il m'a mordu ! »
Je t'avais prévenu... »
Astrae flanqua un grand coup de pied dans l'écureuil pour s'en débarrasser mais celui-ci esquiva l'attaque et sauta sur le dos du Iop.
« Débarrasse-moi de ça ! »
Mais Chazuro ne bougeait pas : à l'endroit-même où se tenait le petit animal un instant auparavant, une centaine de ses congénères se dressaient maintenant sur leur pattes.
« Réfléchis pas et grimpe ! » ordonna-t-il à son ami en le tirant par la main.
Les deux aventuriers trouvèrent facilement les ressources nécessaires pour escalader la paroi malgré les jets de noisettes continus dans leur dos.
« Mais c'est quoi ce pays ?! Si les sangliers et les écureuils sont féroces, qu'est-ce que ça doit être pour les yech'tis dont parle le livre... » soupira le Sacrieur.
Le loup qui les attendait en haut de la falaise sembla frissonner à l'évocation des monstres des neiges et se mit à hurler vers la vallée en contrebas. Les deux amis regardèrent dans la même direction et furent surpris du spectacle qui s'offrait à eux.
De l'autre côté du vallon, un immense Sapik faisait de l'ombre à un rocher en forme de loup hurlant à la lune. Chazuro regarda Astrae. Celui-ci était comme hypnotisé par cette vision. D'un coup, il se mit à courir à travers la neige pour rejoindre l'arbre majestueux. Le Sacrieur partit à sa poursuite. Le loup blanc les accompagna, gambadant comme un chien qui voudrait jouer.
Le grand Iop tomba à genoux devant la sculpture et passa sa main sur la pierre. Il frissonnait. Sa sensation de déjà-vu s'amplifiait mais il n'arrivait pas à relier les éléments entre eux. Tranquillement, il se redressa et marcha vers la paroi rocheuse à proximité. Posant ses doigts sur un flocon de neige gravé, la roche s'effaça pour laisser place à une ouverture à hauteur d'homme.
Au moment où il allait franchir le passage, Chazuro le rattrapa.
« En es-tu sûr ?
Plus que jamais, mon ami » répondit Astrae, le regard étincelant.
Il s'engouffra, toujours suivi du Sacrieur et du loup. Une immense cavité s'ouvrait devant eux. Un escalier descendait le long de la paroi pour atteindre une plaine accueillant un immense château. Chazuro, comprenant où ils se trouvaient, s'exclama en levant les yeux au ciel :
« Nous sommes dans un ancien volcan ! s'exclama-t-il. C'est magnifique ! Regarde ce château, il est....
Envoûtant » le coupa Astrae qui commençait à descendre les marches.
Une fois descendus, les deux compères s'approchèrent prudemment des immenses et lourdes portes de la bâtisse.
« Te souviens-tu de moi, Astrae ? »
Le Iop se retourna vivement, le loup n'était plus. A la place se tenait une grande aura dont la silhouette semblait féminine.
Tout d'un coup, Astrae tomba à terre, submergé par des images de son passé. Il se souvint de sa rencontre avec Chazuro au Zaap de Brâkmar. De son voyage à travers l'anneau bleu, laissant derrière lui sa reine. La reine au prise avec le zéro absolu, la mort des chevaliers. L'image de son père lui revenait, le valeureux Virus All Star lui apprenant toutes les techniques de combat.
« Oui, c'est bien moi, Astrae... Le Zaap que tu as utilisé a été endommagé par le zéro absolu. Ta téléportation vers un autre lieu s'est transformé en un voyage à travers le temps. Ton organisme n'a pas résisté à cela et tu as perdu la mémoire. J'ai parcouru deux siècles sous cette forme de loup pour enfin te retrouver. Et ainsi te faire retrouver la trace de ton peuple et de ta mémoire.
Ma reine, ainsi c'était vous...
Relève-toi ! Viens, entrons. »
Lentement, les portes du château s'ouvrirent. Chazuro était ébahi par la richesse du lieu. Ce château fait de pierre et de glace à l'extérieur était incroyablement chaleureux lorsque l'on rentrait à l'intérieur. Le Sacrieur suivit Astrae et la reine en silence, n'osant parler de peur de rompre l'harmonie qui régnait entre eux.
Le grand Iop marchait lentement, des souvenirs l'assaillaient de toutes parts. Lui qui avait été la risée de certains avec ses habits étranges et ses trous de mémoire avait une histoire et un peuple.
Dans l'immense hall d'entrée du château, des images de son intronisation comme général des chevaliers Frozen lui revinrent en mémoire. Celles-ci le renvoyèrent directement à une scène au sommet du volcan, une nuit d'horreur... la mort de son père.
« Ton père était un des meilleurs généraux que les Frozen ont eu. Chacune de ses actions était dictée par sa foi en le dieu Iop et par l'amour éternel qu'il portait à ta mère. »
La reine semblait lire dans son esprit. Elle l'amena ensuite par un petit couloir jusqu'à une grande salle protégée par deux immenses statues de glace. Les murs étaient tapissés d'une multitude de portraits.
« Ici, c'est la salle...
.... des miroirs, compléta Astrae qui s'était approché d'un portrait lui ressemblant étrangement. Père... Je suis de retour. Comme tu me l'as appris, je serais digne de notre lignée.
Je l'espère aussi, reprit-elle. Ton destin était de reconstruire le clan en Amakna. Tu as commencé malgré toi. Tu as la même force fédératrice que ton père. Mais finalement, c'est Amakna qui va venir à Frigost. Ce fourbe d'Hogmeiser qui s'est introduit ici a trop parlé. Son seul but est le pouvoir. En trouvant par hasard notre sanctuaire, qu'il a allègrement pillé, il a trouvé le moyen de dominer.
Je ne comprends pas...
Il a trouvé une de nos créations, de simples bottes pour nous mais... en Amakna elles ont un pouvoir immense. Ce prodige est d'ailleurs un mystère pour moi. En s'en emparant et en gardant secrets les ingrédients, il lui devient facile de les monnayer contre le pouvoir.
Je présume qu'il faut des pierres de dopeul, des écussons zoth et du cuir de bouftou, intervint Chazuro, assemblant les pièces du puzzle dans sa tête.
Oui, c'est exact. Ainsi que de l'or et des poils de Givrefoux. Il a mis Amakna à feu et à sang pour rassembler tous les ingrédients. Il ne lui reste que les mines d'or de Brâkmar à conquérir.
Nous devons empêcher ça ! s'exclama Chazuro.
Oui, c'est votre destin. Mais vous avez encore le temps, j'ai encore beaucoup de choses à vous faire découvrir. »
La reine repartit dans les couloirs du château. Elle rentra dans un grand atelier où chaque corps de métier y était représenté.
« Hogmeiser a trouvé cette salle. Au moment du zéro absolu, l'un des nôtres confectionnait une paire de botte. C'est comme ça qu'il a compris la recette et les ingrédients. Heureusement pour nous, fort de cette découverte, il n'a pas poursuivi son exploration. Venez, suivez-moi. »
Leur guide s'approcha d'une paroi et joua avec le petit flocon gravé sur le mur. Comme pour le volcan, la roche sembla s'effacer pour laisser place à une ouverture.
« Voici notre entrepôt. Astrae, prends ceci. »
Elle lui tendit alors un immense bâton dont l'aspect froid et translucide rappelait celui de la glace. Encore une fois, un flash raviva un souvenir. C'était le bâton de son père. A l'époque jeune et idiot, il n'en n'avait pas voulu... Mais il ressentait maintenant l'étrange sensation d'être fait pour cette arme, comme si elle était une extension de lui-même. Le Iop savait pourtant qu'il lui faudrait une immense détermination pour arriver à maîtriser la puissance incroyable qu'elle dégageait.
« Je vais maintenant vous amener au sanctuaire, là où les premiers Frozen Tears ont fait le serment de protéger à jamais cet endroit et ce qu'il cache. »
La reine continua à parcourir les salles et les couloirs du château. Elle descendit un escalier, toujours suivie par Astrae et Chazuro.
« La salle du conseil, souffla le Iop.
Oui, Astrae, le lieu de toutes nos décisions. »
Un grand flocon de neige blanc était dessiné au sol par des pierres blanches. Au fond de la pièce se dressait un énorme trône sculpté dans la glace, les deux accoudoirs en tête de loups exprimant une puissance irréelle.
« Sous le sol de cette salle se trouve notre raison d'être : les totems que nos ancêtres ont cherchés à la demande de Rushu.
Ceux de la légende ? Ils existent vraiment ? demanda Chazuro, incrédule.
Oui bien sûr, mais l'histoire a été déformée avec le temps. Les sentiments ont tous été relâchés. Mais les Givrés eurent peur de provoquer un cataclysme. Ils ont donc juré de former un clan uni et fort qui lutterait pour ramener la paix dans le monde si une guerre sans limite se répandait à nouveau.
Il n'y a donc rien ? Pas de trésor ? s'inquiéta le Sacrieur.
Non. Juste un serment signé avec le sang des quatorze chevaliers Frozen de l'époque, du général et de celle qu'ils appelaient Reine. Jamais une guerre n'éclata.
Sauf maintenant, réalisa Astrae.
Oui, le destin a voulu que tu arrives à cette époque, toi le général, le meneur. Tu dois maintenant suivre ta destinée et ramener la paix en ces temps agités. Et un allié de confiance t'aidera dans cette tâche. Chazuro, par tes faits d'armes et ton amitié sans faille, j'utilise mon droit souverain pour t'élever au rang de Frozen Tears. »
Astrae regarda le Sacrieur puis sa reine. Il ne semblait pas affecté par le poids de ce destin héroïque et était habité par toute la fierté d'être un Givré, d'être le fils de Virus All Stars. Chazuro, lui aussi, de par sa nouvelle position de bras-droit, se sentait investi d'une mission hors du commun.
« Comment retourner sur le continent assez rapidement ? demanda-t-il à sa nouvelle souveraine.
La seule solution est d'utiliser le seul Zaap encore en fonctionnement sur l'île, celui de notre ancien avant-poste.
Est-il loin ?
Non, deux jours de marche. Mais il est maintenant en territoire Yech'ti. Il vous faudra être prudents. Ce sont des bêtes d'une sauvagerie extrême... Mon rôle parmi vous est à présent terminé. Je vais pouvoir rejoindre en paix le mont des Anciens. »
L'aura de la reine commença à s'estomper. Astrae et Chazuro la regardèrent rejoindre enfin ses ancêtres. Dans un dernier souffle, elle murmura :
« Astrae All Star, Noble Chazuro, n'oubliez pas : vous êtes maintenant des Frozen Tears. »
Aux portes de Bonta, Thomas Sacre, Hogmeiser et Dvergar avaient réuni les troupes. Plus de vingt mille hommes et femmes avaient rallié la bannière blanche pour l'attaque de Brâkmar... cette dernière bataille qui devait asseoir la domination ange.
Du simple bétail que l'on mène à l'abattoir, voilà ce que nous sommes pour eux... pensa Max, affichant un air résolu. Dvergar ne voulait pas qu'il réfléchisse mais c'était pourtant ce qu'il n'avait cessé de faire jusque-là : penser, examiner toutes les possibilités qui s'offraient à lui.
« Prêts, soldats ? Alors à vos postes ! Faites honneur à votre nation » prononça le général des armées. Les guerriers prirent place. L'espace d'une seconde, le jeune Féca sentit le regard de son supérieur posé sur lui mais ne sourcilla pas. Oui, il allait leur faire honneur, ils pouvaient compter là-dessus.
Les tambours se mirent à taper en rythme et l'armée s'ébranla doucement. Le destin était en marche.
Un banc de quoi ? demanda Chazuro qui n'avait jamais entendu parler de telles créatures.
Les baleines représentent pour eux un moyen de survie non négligeable. En effet, un seul de ces grands mammifères peut à lui seul leur fournir quantité de ressources. La viande et la graisse constituent une nourriture riche en énergie. J'ai eu moi-même l'occasion d'en manger et je dois dire que c'est plus goûteux que je ne l'imaginais ! L'huile leur sert de combustible, leur permettant ainsi de s'éclairer, et à la fabrication de savon ainsi que d'onguents. Ils récupèrent également les os. Et les fanons fournissent un matériau flexible utile à la confection de divers produits. Autant dire qu'après qu'un Givré soit passé par là, il ne reste plus grand-chose de l'animal ! Les expéditions de pêche sont à chaque fois un événement important. Mon ami étant parfois du voyage, j'ai pu les accompagner et constater par moi-même leur dextérité tout-à-fait surprenante. Munis de puissants harpons acérés, ils attendaient d'abord que l'animal repéré soit au repos pour pouvoir s'en approcher. C'est une étrange sensation que de se retrouver aussi près d'un spécimen de cette taille... Puis ils l'harponnaient. Bien évidemment, la baleine tentait à chaque fois de s'enfuir, nous entraînant avec elle, mais les pêcheurs tenaient bon. Fermement cramponnés au bateau, il fallait attendre qu'elle s'épuise pour ensuite l'achever et la ramener sur l'île. Plus d'une fois, j'ai crû passer par-dessus bord ou encore risquer d'être blessé mais ce fût réellement fascinant de les voir à l'oeuvre. Ce sont des guerriers aussi redoutables sur mer que sur terre.
Il parle bizarrement ton copain, dit Prospec à Chazuro.
Oui, il a comme qui dirait... avaler un livre. »
Après l'épisode des baleines, le paysage maritime changea radicalement. De gros blocs de glace semblaient flotter de toutes parts et l'air était devenu frais, voire froid. Prospec fournit à nos amis des fourrures ainsi que des gants qu'ils ne quittèrent bientôt plus, une brume épaisse emplissant l'air au fur et à mesure qu'ils avançaient dans leur traversée. Bientôt, seul le soleil levant arriva à percer, leur permettant de compter les jours. Ils naviguèrent ainsi dans cette atmosphère glacée et mystérieuse pendant ce qui leur sembla être une éternité. Le temps leur paraissait comme suspendu à ce voile blanc qui brouillait leur vue, quand enfin, à l'aube du treizième jour, l'Enu signala que la terre était proche. Il fit échouer son petit bateau sur une plage de neige et expliqua à Astrae, qui reprenait déjà une couleur normale, qu'il n'était jamais allé plus loin. « Mais il me semble avoir aperçu une sorte de manoir. Vers le Nord », leur indiqua-t-il. Nos deux amis le remercièrent grandement puis le vieil homme reprit la mer, ne comptant pas les attendre sur cette terre hostile.
Chazuro s'engagea alors sur une sorte de piste qui s'éloignait du rivage. Il avait sorti son épée aussi bien pour se frayer un chemin dans la direction indiquée par Prospec que pour parer d'éventuelles attaques. Astrae le suivit et cherchait en même temps des indications dans le livre mais sans succès. Au bout de quelques heures passées dans cette étendue désertique et immaculée, ils aperçurent enfin une haute tour dominant un grand manoir. Nos deux amis pressèrent le pas en sa direction. Malheureusement pour eux, le paysage était trompeur et les distances immenses dans cette forêt enneigée. Ils durent se résigner à passer une première nuit à la belle étoile, avec pour seul abri un gros rocher les protégeant du vent. Recroquevillés dans la neige, les deux démons grelottaient. Chazuro commençait à avoir faim et la vision de ce qui ressemblait à un sanglier attisa encore plus son appétit.
« Je vais aller en chasser un ! Prépare un bon feu ! déclara-t-il à Astrae.
Facile à dire avec toute cette neige...
Râle pas ! J'ai faim ! »
Le Sacrieur déposa sa lourde épée, sortit une petite paire de dagues spécialement faite pour la chasse et s'avança prudemment dans la clairière où il avait aperçu la bête. Restant en observation dans l'un des rares fourrés qui avaient survécu au climat, il dénombra une petite dizaine de gros phacochères au pelage dru et laineux. Au moins, ils ont pas froid, eux... Il en avisa un qui semblait plus petit et un peu à l'écart. Soudain il bondit en sa direction, lançant un cri de chasse que lui avait enseigné Rahann son maître-chasseur. Contre toute attente, les sangliers se regroupèrent et firent front devant cet intrus bruyant. Chazuro, un peu déconcerté, ne se dégonfla pas et continua sa course... mais dut se rendre rapidement à l'évidence que les boules de poils commençaient à charger et elles n'avaient pas l'air commodes ! Le Sacrieur fit rapidement demi-tour et repartit à toutes jambes.
« Prépare du feu... il est drôle, lui... raah y'a rien à faire, ça tient pas ! » marmonnait Astrae, essayant tant bien que mal de provoquer une étincelle à l'aide des pierres qu'il avait trouvé à proximité. Mais rien n'y faisait : les branches de pin émettaient une légère fumée qui se refroidissait instantanément. « Bon ben ce soir, ce sera carpaccio de sanglier, je peux pas fai...
As' ! Bouge-toi ! Bouge-toi ! Cours ! l'interrompit son ami, surgissant tout-à-coup.
Quoi ? demanda le Iop au loin.
Fuis ! Fuis ! Le repas se rebelle ! »
Astrae et Chazuro avaient tourné et viré entre les pins enneigés pendant plus de deux heures afin de semer leurs poursuivants. Ces derniers les avaient enfin abandonnés lorsqu'une autre proie plus appétissante avait croisé leur route et nos deux compères approchaient désormais du grand manoir. Le jardin ne semblait plus entretenu depuis des siècles mais un chemin étroit se faufilait à travers les broussailles et la neige jusqu'à un petit perron. Notre Sacrieur enfonça la porte d'un coup d'épaule. Ils devaient se réchauffer. La nuit avait été rude. Cela faisait maintenant deux jours qu'ils erraient sur Frigost en essayant de se rapprocher de cette demeure sans jamais y arriver et le froid commençait à piquer les visages. Ils entrèrent dans un grand hall, des portes sur les côtés et un majestueux double-escalier menaient à l'étage et à une autre porte, double elle aussi. Astrae et Chazuro se turent et tendirent l'oreille.
« Tu entends ? souffla le Sacrieur.
Oui mais je ne comprends pas ce que ça peut être.
On dirait un gros bourdonnement qui vient de l'étage.
Montons voir. Si on doit passer la nuit ici, je préférerais savoir qu'on ne risque rien.
Peureux, va ! »
Le Iop n'était pas froussard mais les deux jours et surtout la nuit n'avaient pas été de tout repos.
Ils montèrent furtivement les marches les séparant de la grande porte à double-battant d'où semblait venir ce bruit si répétitif et agaçant.
Astrae, arrivé devant la porte, regarda par la serrure mais ne distingua rien. Chazuro, lui, fit signe de se pousser et, tout en sortant sa lourde épée, explosa la porte d'un grand coup de pied. Nos deux amis furent saisis de stupeur.
Ils venaient d'arriver dans un immense salon dont les murs étaient entièrement recouverts d'horloges et de mécanismes de montres avec, au centre de la pièce, une grande table où gisait aussi un nombre incalculable de pendules et coucous en tout genre.
Le bruit assourdissant venait du tic tac conjugué de tous ces mécanismes. Au fond de la pièce, un Xélor assis sur une chaise travaillait, armé de son tournevis, sur un carillon. Il chantonnait ... Je suis le roi, tic tac, je suis le comte, tac tic.... Se sentant observé, il releva la tête. Son visage s'illumina et un grand sourire fendit ses bandelettes. Bondissant sur ses deux pieds, il s'écria :
« Jiva ! Enfin mon amour, tu m'as retrouvé ! Tu viens me libérer de ce mal qui s'étend en moi !
Euh nous sommes Astr...
Laisse-moi te chanter une chanson que j'ai écrite pour toi, ma Jiva ! Je la compose depuis des hivers pour le jour où tu me trouveras.
Mais...
Laisse-moi chanter ! »
Astrae et Chazuro se regardèrent : quel était cet énergumène qui les prenait pour une déesse protectrice de Bonta ? Le Xélor s'était mis au centre de la pièce et comme par magie, chaque horloge se mit à jouer une ligne de mélodie, le tout formant un air agréable. Le Xélor entonna :
« Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Oh si tu m'aimes encore un peu »
« Nous ne sommes pas Jiva ! » tenta de dire Chazuro, mais le Xélor continuait dans son délire et sa chanson.
« Je ne suis roi de rien, je règne sur les vents
Sur des chemins perdus, sur les sables mouvants
Sur d'anciens châteaux-forts et sur des cathédrales
Englouties
Englouties »
Astrae tentait aussi de l'interrompre mais rien n'y faisait, le Xélor chantait et dansait à travers la pièce.
« Je suis roi d'un soleil qui se meurt quand il pleut
J'ai l'air d'un vieux volcan refroidi peu à peu
Et je crois que ma parade à grands coups de cymbales
Est finie
Est finie »
« Mais qui c'est ??? cria Chazuro pour couvrir la chanson.
Je crois le savoir, répondit Astrae, le sourire malicieux. Le livre parle d'une histoire entre Jiva et un Xélor. Tu sais, je t'ai raconté ce passage car il semblait rajouté à la toute fin, sans raison apparente.
Le Comte Harebourg ! réalisa Chazuro. Mais oui bien sûr !
Tous ces hivers ont dû le rendre fou, mais il doit pouvoir nous renseigner.
Pour ça, il faudrait qu'il arrête de chanter ! Je l'assomme ?
Non, laisse-le finir. Il sera peut-être sorti de sa folie à la fin de la chanson, ça doit faire des siècles qu'il n'a vu personne. »
Astrae et Chazuro prirent leur mal en patience et écoutèrent la fin du chant du Xélor qui finalement était très supportable.
« Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Oh si tu m'aimes encore un peu
Je ne suis roi de rien, ma couronne est en bois
C'est scandaleux bien sûr, c'est de mauvais aloi
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Car je t'aime
Car je t'aime
Alors le monde entier peut s'écrouler d'un coup
J'ai le droit d'être pauvre et le droit d'être fou
Je suis esclave et roi, je n'ai pas de problème
Si tu m'aimes
Si tu m'aimes
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Oh si tu m'aimes encore un peu
Je ne suis roi de rien, que de mon avenir
Qui n'est plus rien qu'un désastre à venir
Et l'intérieur de moi n'est plus qu'un paysage
En délire
En délire
Je ne suis roi de rien, je suis comme un enfant
Qui reconstruit le monde en écoutant le vent
Il ne me reste plus, je crois, que le courage de te dire
Que je t'aime
Oui de te dire que je t'aime
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Je ne suis roi de rien mais je suis roi quand-même
Si tu m'aimes encore un peu
Si tu m'aimes encore un peu »
La musique, les horloges, le temps semblèrent s'arrêter en même temps. Le Comte avait le regard vide, sans expression, aucune. Il fit demi-tour et retourna s'asseoir sur sa chaise.
« Que puis-je pour vous, jeunes guerriers ? Oh ne soyez pas surpris, j'ai des crises passagères mais ma tête tourne encore correctement ...Tic tac, je suis le roi, tic tac, je suis le comte... Alors que voulez-vous ? »
Chazuro se demandait vraiment si le Xélor devant eux pouvait les aider. Mais Astrae semblait sûr de son fait et prit la parole.
« Nous sommes deux guerriers venant de loin, nous sommes à la recherche de l'ordre perdu des Frozen Tears.
Les Givrés ? Ah de sacrés gaillards mais... tic tac, je suis le roi, tic tac, je suis le comte... pour les trouver, il faudra mourir, tic tac, la porte vous y mènera. Ou si vous êtes chanceux, l'ombre blanche vous y conduira, tic tac, mais trouver un blanc dans la neige n'est pas simple. Tic tac, je suis le roi, tic tac, le roi de rien... Ah si Jiva ne m'avait pas séduit pour tuer Djaul, je serais vivant, tic tac tic tac tic tac ...
Aidez-nous à les trouver, nous vous aiderons aussi à sortir de cette île.
Pauvre fou, je suis maudit ici à jamais, tic tac, le protecteur de Descendre m'a gelé, tic tac, jusqu'à ma montre, tic tac, ici l'hiver est éternel, tic tac, trouver les givrés dans une île de glace est mission impossible pour des démons comme vous... tic tac un grand Sapik sera la clé, tic tac, si un jour vous le voyez, tic tac, cherchez le volcan glacé et vous trouverez le paradis des Givrés, tic tac tic tac. »
Le Comte sembla retomber dans sa torpeur et les horloges recommencèrent leur bourdonnement incessant. Chazuro fit signe à Astrae de sortir de la pièce. Un fois redescendus au rez-de-chaussée, ils restèrent muets un long moment. Ils ne savaient quoi penser de cette rencontre si étrange.
Après une courte exploration, nos deux compères trouvèrent une porte menant à la haute tour du manoir. Ils montèrent les marches quatre à quatre, espérant avoir une vue sur la région. Ils ne furent pas déçus : un large panorama s'ouvrait du haut du donjon. Il y avait une vue imprenable sur une vaste partie de l'île. Astrae et Chazuro cherchèrent vainement un grand Sapik, un volcan ou un rocher à tête de loup. Soudain, Chaz poussa un cri.
« Là, regarde ! Au portail du manoir ! C'est le loup ! »
Astrae se précipita pour voir. Effectivement, le grand animal se tenait là en dessous d'eux, les fixant d'un regard noir et perçant.
« L'ombre blanche... souffla le Iop.
Le comte le connaît, c'est peut-être notre guide. Vite, suivons-le ! »
Ils dévalèrent les escaliers et sortirent rapidement du manoir. Le loup, les voyant arriver, fit demi-tour et avança sur un chemin. Chazuro et Astrae suivirent sa trace.
A Bonta, Thomas Sacre avait repris confiance. Les jeux allaient toucher à leur fin, le peuple lui était plus favorable que jamais et les guerriers et aventuriers remontés à bloc, galvanisés par ces combats épiques. L'attaque sur Brâkmar était en préparation et cela s'annonçait plutôt bien. Même Hogmeiser semblait détendu : l'annonce officielle de son retour lui permettait de jouir d'une belle popularité et il ne se privait pas d'en profiter. Seul Dvergar inquiétait Thomas. Le cordonnier l'avait fait nommer général des armées. C'était donc lui qui mènerait les troupes sur la cité rouge. Mais la folie du Xélor faisait froid dans le dos...
« ...Vous m'avez bien compris ? Vous savez ce qu'il vous attend le cas échéant » siffla-t-il, tel un serpent crachant son venin sur l'escadron de soldats alignés devant lui. Parmi eux, un jeune Féca faillit l'interrompre mais se reprit au dernier moment en voyant le regard foudroyant que lui lancèrent trois de ses compagnons de guerre. Dvergar les dispersa et chacun alla vaquer à ses tâches. Ils avaient tous l'air à la fois tellement enthousiastes et effrayants. Leur soif de sang et de lutte attisée par les affrontements en arène pour certains, la peur des représailles pour d'autres, tous étaient amenés à obéir au doigt et à l'oeil du Xélor. Max Ouelle, lui, se demandait ce qu'il faisait là... Tout jeune ange, il s'était engagé pour défendre vaillamment les couleurs de sa cité et non pas pour détruire à tout-va, sans raison. Impossible de questionner les motivations du nouveau général : il l'avait constaté à l'instant, ses compagnons n'y étaient pas particulièrement favorables et préféraient se plier aux ordres ! Tout à coup, le Féca fut traversé d'une douleur insupportable. Sans aucune armure autre que celle de son équipement, pris par surprise, il aperçut Dvergar sortir de l'ombre en le toisant du regard.
« Que fais-tu, soldat ? Il me semble vous avoir donné des ordres. »
Max, pétrifié par la douleur, était incapable de prononcer un mot.
« Je t'ai vu lever la main pour parler tout-à-l'heure, reprit-il. Tes amis sont honorés de servir notre cause et ne s'en plaignent pas, tu devrais en faire autant. Cela m'ennuierait fortement si tu réfléchissais un peu trop et décidait de semer le trouble dans les esprits. Nous serions en face d'un désaccord et... je n'aime pas les désaccords. » La douleur transperça le jeune soldat de part en part jusqu'à le faire tomber à genoux. « Je te laisse méditer à cela » termina le Xélor, en le laissant ainsi à terre.
Max était à bout de souffle, terrifié par ce qu'il venait de se passer. Toutes ses craintes se confirmaient : les Bontariens n'allaient pas vers un combat éclatant qui ferait triompher leur peuple comme cela leur était présenté mais vers un massacre dans l'unique intérêt de ce pervers capable du pire.
Khrysalide, elle, était retournée dans sa ville d'origine, la vile Brâkmar, non sans avoir fait parler ses informateurs Bontariens. L'attaque sur la cité était proche. Elle contacta Oto Mustam et lui en fit part.
« Tu es bien sûre de ça ? » lui demanda-t-il, fronçant les sourcils. Le chef des miliciens affichait toujours un air dur et impassible quelques soient les circonstances mais la petite Enie voyait bien que cette information le perturbait.
« Oui, mes sources sont fiables » répondit-elle d'un air catégorique, voyant que cela ne faisait qu'accentuer l'inquiétude qui transparaissait sur le visage de son supérieur.
« Bon... eh bien je te remercie. Ce sera tout pour le moment. »
Son rôle d'espionne touchait à sa fin. Elle n'avait dit mot sur sa rencontre avec les deux héros de guerre, comme on les nommait encore dans les rues, et sortit de la milice d'un air songeur, espérant de pas avoir fait une erreur...
De son côté, Oto commença à préparer ses troupes. Il le savait : c'était perdu d'avance s'il ne misait pas sur la surprise de la riposte. L'armée bontarienne était bien trop nombreuse... Qu'importe ! Je suis leur chef, je ne dois pas les abandonner. Nous nous battrons coûte que coûte. Jusqu'au dernier. Les démons prouveront leur force et leur courage.
En Amakna, Trunks venait de donner un message à Hapero. Celui-ci, après en avoir pris connaissance, se leva et prit la parole dans la taverne :
« Chers compagnons de beuverie ! La guerre que nous subissons entre dans une phase critique. »
Le silence se fit dans l'auberge. Les parties de cartes cessèrent et la dernière mouche volante se posa sur une chopine.
« Bonta s'apprête à lancer un assaut massif contre la ville de Brâkmar. Comme nous le savons tous, si l'équilibre instable entre les deux cités se rompt, nous, petites gens, n'aurons plus droit à rien. Le paisible village où nous vivons actuellement sera transformé en garnison blanche. »
Des murmures de protestations s'élevèrent dans la salle. Personne ne voulait d'une telle situation. Les habitants de la ville d'Amakna avait toujours été fiers de leur liberté de choisir un camp ou l'autre.
« Pour garder notre indépendance, nous devons nous allier pour le temps d'une bataille aux hordes démons. Avec notre aide, ils pourront vaincre ! Et nous assurer une vie paisible en notre belle Amakna ! Pour ma part, je participerai à ce combat ! Qui est avec moi ? »
Après un petit silence, la salle s'enflamma sous les cris de rage et de guerre des villageois. Certains frappaient déjà leur bouclier avec leur arme. Hapero ramena le calme et poursuivit :
« Prouvons notre valeur ! Allons alerter nos alliés de Pandala et les quelques valides de la cité d'Astrub. Nous devons mener un front Est. Nous passerons par les souterrains. Préparons-nous, nous devrons partir sans tarder. »
Sur l'île de Frigost, Chazuro s'essoufflait à suivre tant bien que mal le loup blanc. Le chemin était escarpé et le froid transperçait l'épaisse fourrure fournie par Prospec. Astrae, lui, sentait encore une fois cette force inexplicable le faire avancer. Il avait un sentiment de bien-être dans ce paysage monochrome. Ils se retrouvèrent, après trois heures de marche, face à un cul-de-sac. Une grande falaise s'élevait devant eux. Leur guide commença à sauter de promontoires en promontoires avec une agilité déconcertante. Astrae, essayant d'en faire autant, se retrouva par terre après une belle glissade.
« Tu n'es pas encore un loup ! rigola Chazuro... avant de subir le même sort.
Toi non plus on dirait ! se moqua le Iop.
Non mais c'est ma lourde épée qui... »
Une noisette heurta l'arrière de son crâne, empêchant le Sacrieur de finir son excuse.
« Oh qu'il est mignon ! » dit Astrae en désignant un petit écureuil qui les observait.
« Petit, petit, petit ! Viens voir ici, mon mignon !
Attention, elles sont bizarres les bestioles ici, se remémora Chazuro en reculant d'un pas.
Mais dis pas de bêtise ! Regarde comme il est gentil, répondit Astrae en caressant la tête du petit animal qui s'était approché. « Aïe ! Satanée bestiole, il m'a mordu ! »
Je t'avais prévenu... »
Astrae flanqua un grand coup de pied dans l'écureuil pour s'en débarrasser mais celui-ci esquiva l'attaque et sauta sur le dos du Iop.
« Débarrasse-moi de ça ! »
Mais Chazuro ne bougeait pas : à l'endroit-même où se tenait le petit animal un instant auparavant, une centaine de ses congénères se dressaient maintenant sur leur pattes.
« Réfléchis pas et grimpe ! » ordonna-t-il à son ami en le tirant par la main.
Les deux aventuriers trouvèrent facilement les ressources nécessaires pour escalader la paroi malgré les jets de noisettes continus dans leur dos.
« Mais c'est quoi ce pays ?! Si les sangliers et les écureuils sont féroces, qu'est-ce que ça doit être pour les yech'tis dont parle le livre... » soupira le Sacrieur.
Le loup qui les attendait en haut de la falaise sembla frissonner à l'évocation des monstres des neiges et se mit à hurler vers la vallée en contrebas. Les deux amis regardèrent dans la même direction et furent surpris du spectacle qui s'offrait à eux.
De l'autre côté du vallon, un immense Sapik faisait de l'ombre à un rocher en forme de loup hurlant à la lune. Chazuro regarda Astrae. Celui-ci était comme hypnotisé par cette vision. D'un coup, il se mit à courir à travers la neige pour rejoindre l'arbre majestueux. Le Sacrieur partit à sa poursuite. Le loup blanc les accompagna, gambadant comme un chien qui voudrait jouer.
Le grand Iop tomba à genoux devant la sculpture et passa sa main sur la pierre. Il frissonnait. Sa sensation de déjà-vu s'amplifiait mais il n'arrivait pas à relier les éléments entre eux. Tranquillement, il se redressa et marcha vers la paroi rocheuse à proximité. Posant ses doigts sur un flocon de neige gravé, la roche s'effaça pour laisser place à une ouverture à hauteur d'homme.
Au moment où il allait franchir le passage, Chazuro le rattrapa.
« En es-tu sûr ?
Plus que jamais, mon ami » répondit Astrae, le regard étincelant.
Il s'engouffra, toujours suivi du Sacrieur et du loup. Une immense cavité s'ouvrait devant eux. Un escalier descendait le long de la paroi pour atteindre une plaine accueillant un immense château. Chazuro, comprenant où ils se trouvaient, s'exclama en levant les yeux au ciel :
« Nous sommes dans un ancien volcan ! s'exclama-t-il. C'est magnifique ! Regarde ce château, il est....
Envoûtant » le coupa Astrae qui commençait à descendre les marches.
Une fois descendus, les deux compères s'approchèrent prudemment des immenses et lourdes portes de la bâtisse.
« Te souviens-tu de moi, Astrae ? »
Le Iop se retourna vivement, le loup n'était plus. A la place se tenait une grande aura dont la silhouette semblait féminine.
Tout d'un coup, Astrae tomba à terre, submergé par des images de son passé. Il se souvint de sa rencontre avec Chazuro au Zaap de Brâkmar. De son voyage à travers l'anneau bleu, laissant derrière lui sa reine. La reine au prise avec le zéro absolu, la mort des chevaliers. L'image de son père lui revenait, le valeureux Virus All Star lui apprenant toutes les techniques de combat.
« Oui, c'est bien moi, Astrae... Le Zaap que tu as utilisé a été endommagé par le zéro absolu. Ta téléportation vers un autre lieu s'est transformé en un voyage à travers le temps. Ton organisme n'a pas résisté à cela et tu as perdu la mémoire. J'ai parcouru deux siècles sous cette forme de loup pour enfin te retrouver. Et ainsi te faire retrouver la trace de ton peuple et de ta mémoire.
Ma reine, ainsi c'était vous...
Relève-toi ! Viens, entrons. »
Lentement, les portes du château s'ouvrirent. Chazuro était ébahi par la richesse du lieu. Ce château fait de pierre et de glace à l'extérieur était incroyablement chaleureux lorsque l'on rentrait à l'intérieur. Le Sacrieur suivit Astrae et la reine en silence, n'osant parler de peur de rompre l'harmonie qui régnait entre eux.
Le grand Iop marchait lentement, des souvenirs l'assaillaient de toutes parts. Lui qui avait été la risée de certains avec ses habits étranges et ses trous de mémoire avait une histoire et un peuple.
Dans l'immense hall d'entrée du château, des images de son intronisation comme général des chevaliers Frozen lui revinrent en mémoire. Celles-ci le renvoyèrent directement à une scène au sommet du volcan, une nuit d'horreur... la mort de son père.
« Ton père était un des meilleurs généraux que les Frozen ont eu. Chacune de ses actions était dictée par sa foi en le dieu Iop et par l'amour éternel qu'il portait à ta mère. »
La reine semblait lire dans son esprit. Elle l'amena ensuite par un petit couloir jusqu'à une grande salle protégée par deux immenses statues de glace. Les murs étaient tapissés d'une multitude de portraits.
« Ici, c'est la salle...
.... des miroirs, compléta Astrae qui s'était approché d'un portrait lui ressemblant étrangement. Père... Je suis de retour. Comme tu me l'as appris, je serais digne de notre lignée.
Je l'espère aussi, reprit-elle. Ton destin était de reconstruire le clan en Amakna. Tu as commencé malgré toi. Tu as la même force fédératrice que ton père. Mais finalement, c'est Amakna qui va venir à Frigost. Ce fourbe d'Hogmeiser qui s'est introduit ici a trop parlé. Son seul but est le pouvoir. En trouvant par hasard notre sanctuaire, qu'il a allègrement pillé, il a trouvé le moyen de dominer.
Je ne comprends pas...
Il a trouvé une de nos créations, de simples bottes pour nous mais... en Amakna elles ont un pouvoir immense. Ce prodige est d'ailleurs un mystère pour moi. En s'en emparant et en gardant secrets les ingrédients, il lui devient facile de les monnayer contre le pouvoir.
Je présume qu'il faut des pierres de dopeul, des écussons zoth et du cuir de bouftou, intervint Chazuro, assemblant les pièces du puzzle dans sa tête.
Oui, c'est exact. Ainsi que de l'or et des poils de Givrefoux. Il a mis Amakna à feu et à sang pour rassembler tous les ingrédients. Il ne lui reste que les mines d'or de Brâkmar à conquérir.
Nous devons empêcher ça ! s'exclama Chazuro.
Oui, c'est votre destin. Mais vous avez encore le temps, j'ai encore beaucoup de choses à vous faire découvrir. »
La reine repartit dans les couloirs du château. Elle rentra dans un grand atelier où chaque corps de métier y était représenté.
« Hogmeiser a trouvé cette salle. Au moment du zéro absolu, l'un des nôtres confectionnait une paire de botte. C'est comme ça qu'il a compris la recette et les ingrédients. Heureusement pour nous, fort de cette découverte, il n'a pas poursuivi son exploration. Venez, suivez-moi. »
Leur guide s'approcha d'une paroi et joua avec le petit flocon gravé sur le mur. Comme pour le volcan, la roche sembla s'effacer pour laisser place à une ouverture.
« Voici notre entrepôt. Astrae, prends ceci. »
Elle lui tendit alors un immense bâton dont l'aspect froid et translucide rappelait celui de la glace. Encore une fois, un flash raviva un souvenir. C'était le bâton de son père. A l'époque jeune et idiot, il n'en n'avait pas voulu... Mais il ressentait maintenant l'étrange sensation d'être fait pour cette arme, comme si elle était une extension de lui-même. Le Iop savait pourtant qu'il lui faudrait une immense détermination pour arriver à maîtriser la puissance incroyable qu'elle dégageait.
« Je vais maintenant vous amener au sanctuaire, là où les premiers Frozen Tears ont fait le serment de protéger à jamais cet endroit et ce qu'il cache. »
La reine continua à parcourir les salles et les couloirs du château. Elle descendit un escalier, toujours suivie par Astrae et Chazuro.
« La salle du conseil, souffla le Iop.
Oui, Astrae, le lieu de toutes nos décisions. »
Un grand flocon de neige blanc était dessiné au sol par des pierres blanches. Au fond de la pièce se dressait un énorme trône sculpté dans la glace, les deux accoudoirs en tête de loups exprimant une puissance irréelle.
« Sous le sol de cette salle se trouve notre raison d'être : les totems que nos ancêtres ont cherchés à la demande de Rushu.
Ceux de la légende ? Ils existent vraiment ? demanda Chazuro, incrédule.
Oui bien sûr, mais l'histoire a été déformée avec le temps. Les sentiments ont tous été relâchés. Mais les Givrés eurent peur de provoquer un cataclysme. Ils ont donc juré de former un clan uni et fort qui lutterait pour ramener la paix dans le monde si une guerre sans limite se répandait à nouveau.
Il n'y a donc rien ? Pas de trésor ? s'inquiéta le Sacrieur.
Non. Juste un serment signé avec le sang des quatorze chevaliers Frozen de l'époque, du général et de celle qu'ils appelaient Reine. Jamais une guerre n'éclata.
Sauf maintenant, réalisa Astrae.
Oui, le destin a voulu que tu arrives à cette époque, toi le général, le meneur. Tu dois maintenant suivre ta destinée et ramener la paix en ces temps agités. Et un allié de confiance t'aidera dans cette tâche. Chazuro, par tes faits d'armes et ton amitié sans faille, j'utilise mon droit souverain pour t'élever au rang de Frozen Tears. »
Astrae regarda le Sacrieur puis sa reine. Il ne semblait pas affecté par le poids de ce destin héroïque et était habité par toute la fierté d'être un Givré, d'être le fils de Virus All Stars. Chazuro, lui aussi, de par sa nouvelle position de bras-droit, se sentait investi d'une mission hors du commun.
« Comment retourner sur le continent assez rapidement ? demanda-t-il à sa nouvelle souveraine.
La seule solution est d'utiliser le seul Zaap encore en fonctionnement sur l'île, celui de notre ancien avant-poste.
Est-il loin ?
Non, deux jours de marche. Mais il est maintenant en territoire Yech'ti. Il vous faudra être prudents. Ce sont des bêtes d'une sauvagerie extrême... Mon rôle parmi vous est à présent terminé. Je vais pouvoir rejoindre en paix le mont des Anciens. »
L'aura de la reine commença à s'estomper. Astrae et Chazuro la regardèrent rejoindre enfin ses ancêtres. Dans un dernier souffle, elle murmura :
« Astrae All Star, Noble Chazuro, n'oubliez pas : vous êtes maintenant des Frozen Tears. »
Aux portes de Bonta, Thomas Sacre, Hogmeiser et Dvergar avaient réuni les troupes. Plus de vingt mille hommes et femmes avaient rallié la bannière blanche pour l'attaque de Brâkmar... cette dernière bataille qui devait asseoir la domination ange.
Du simple bétail que l'on mène à l'abattoir, voilà ce que nous sommes pour eux... pensa Max, affichant un air résolu. Dvergar ne voulait pas qu'il réfléchisse mais c'était pourtant ce qu'il n'avait cessé de faire jusque-là : penser, examiner toutes les possibilités qui s'offraient à lui.
« Prêts, soldats ? Alors à vos postes ! Faites honneur à votre nation » prononça le général des armées. Les guerriers prirent place. L'espace d'une seconde, le jeune Féca sentit le regard de son supérieur posé sur lui mais ne sourcilla pas. Oui, il allait leur faire honneur, ils pouvaient compter là-dessus.
Les tambours se mirent à taper en rythme et l'armée s'ébranla doucement. Le destin était en marche.
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